Le réenchantement du monde

Le réenchantement du monde

février 10, 2014 0 Par Michel Santi

MGauchet
Milton Friedman publiait en septembre 1970 dans le New York Times Magazine un article ayant fait date intitulé « La responsabilité sociale des entreprises est d’augmenter leurs profits » ! Il y faisait référence à son livre « Capitalisme et Liberté » où il assurait que « le monde des affaires a une et une seule responsabilité sociale consistant à utiliser ses ressources et à s’engager dans des activités lui permettant d’augmenter ses profits tant qu’il se conforme aux règles du jeu et sans fraude ». En fait, Friedman s’employait tout au long de cette analyse à dénigrer toute velléité de « responsabilité sociale » où ne devraient pas s’égarer les entreprises. Pour lui, dès lors qu’un cadre ou qu’un responsable démontre des préoccupations d’ordre social, « il n’agit pas dans les intérêts de ses employeurs »… L’optimisation des résultats doit donc être la seule priorité, sachant que ce qui relève de la « responsabilité sociale » doit se restreindre au strict minimum requis par la loi. Selon Friedman, la posture de certains chefs d’entreprise qui se montrent soucieux du confort moral et matériel de leurs salariés – bref, ceux qui cherchent à faire plus et mieux que la loi – équivaut pour eux à admettre la prédominance des « mécanismes politiques » sur les « forces du marché ».

Comment s’étonner dès lors de l’attitude souvent irresponsable du monde des affaires et de la finance, justifiée par un très influent prix Nobel ? Lequel fondait une doctrine consacrant les profits comme dogme absolu, face à laquelle toute autre considération et toute valeur devaient s’éclipser ? Cette quête du profit – qui devenait le critère absolu – contribuait donc à fragmenter et à compartimenter la société dont les individus se devaient – selon cette logique – de rechercher les bénéfices et de préserver leurs intérêts, loin de toute moralité et au risque de léser autrui. Car après tout, et c’est Friedman qui l’affirme dans cet article, « la société n’est qu’un groupement d’individus » dont l’obligation est de ne tendre que vers leurs propres résultats. Pour Friedman, les individus n’ont qu’un seul devoir, qui consiste à assurer leur prospérité et celle de leurs employeurs. C’est à peu près à cette période que Margaret Thatcher devait asséner très significativement que « la société n’existe pas en tant que telle, qu’il y a juste des individus et des familles » !

De fait, nous évoluons aujourd’hui dans un monde où tous les repères et où toutes les valeurs (les authentiques valeurs, pas les valorisations) ont été bouleversés. À ce titre, rien ne justifie de tels écarts monumentaux entre les revenus des hauts dirigeants d’entreprise et leurs salariés, et il est compréhensible que le citoyen de base puisse s’offusquer d’une telle inégalité. De même est-il inadmissible que, dans nos nations occidentales, les revenus du citoyen soient entièrement dépendants de la croissance. Son niveau de vie et son salaire baissent lorsque l’activité économique ralentit. Il est en revanche aux premières loges dès lors qu’il s’agit de payer le prix de la récession, et de la bêtise – quand ce n’est pas de la malhonnêteté – des autres. Ne serait-il pas sensé, pondéré, voire naturel, que l’amélioration des revenus du citoyen soit une combinaison du produit de la croissance et d’une meilleure redistribution ? Une répartition équitable des richesses et des revenus au sein de nos nations occidentales qui se prétendent civilisées n’est-elle pas une des clés fondamentales de la stabilité économique ? Warren Buffett lui-même ne s’était-il pas ému à l’occasion de son éditorial du 14 août 2011 dans le New York Times de payer 17 % d’impôts sur ses revenus quand ses équipes, elles, s’acquittaient d’une taxe de 36 % ?

La « charité » prodiguée au chômeur – à l’« assisté », comme il est de bon ton de le qualifier – par une société qui lui prodigue en permanence son mépris d’être sans emploi est-elle tolérable dans une démocratie apaisée ? Dans un monde – et surtout une Europe – en crise où les indices du chômage explosent mécaniquement par la faute d’un secteur privé – et surtout financier – ayant tout misé, tout risqué et tout monopolisé pour son seul profit, la société peut-elle continuer à déconsidérer et à humilier ses citoyens privés d’emploi ? Et peut-elle les forcer à accepter n’importe quel travail afin de cesser de leur démontrer sa solidarité ? Est-ce dans une société apaisée que l’on souhaite vivre ou dans un monde clivé où les heureux « insiders » seraient en lutte permanente contre des « outsiders » laissés pour compte ? Faisons encore appel au grand Keynes, qui nous mettait en garde dans sa « Théorie générale » à l’encontre « des fautes notoires d’une société incapable de procurer le plein emploi et qui distribue revenus et richesses de manière arbitraire et inégale »… Pourquoi, à cet égard, ne pas quantifier et mesurer le degré d’humiliation infligé par nos sociétés à ses membres ? La maltraitance morale – et parfois physique – infligée à nos concitoyens les moins bien lotis n’est-elle pas également un coût net pour notre société, dans le sens où elle nuit à l’efficacité du travail et à la concorde nationale ? Qui conteste encore aujourd’hui que la couverture santé, les transports publics, l’éducation nationale et les autres prestations sociales de l’État contribuent de manière décisive à la paix sociale et à la réalisation de l’individu ?

En réalité, la question d’entre toutes est : quel prix sommes-nous disposés à payer collectivement afin de (tenter de) parvenir à une société équilibrée et le plus juste possible ? Car la période de relative stabilité économique et d’aisance pour la classe moyenne est désormais bel et bien révolue. Les priorités sont donc à redéfinir, et ce, à la lueur de bouleversements sociaux inéluctables, comme le vieillissement des populations, qui sera un des facteurs nécessitant le plus l’assistance de l’État. La démographie et les inégalités galopantes sont donc les deux raisons fondamentales qui imposent le retour de l’État, car il vaut mieux compter sur les pouvoirs publics que sur le secteur privé dès lors qu’il s’agit de soutenir la population. Comme la distinction – ou la prétendue séparation – entre politique et économie n’est qu’une légende urbaine entretenue par la finance afin de capter le vrai pouvoir, c’est à l’État qu’il incombe de promouvoir l’efficience et la compétitivité économiques tout en maintenant un soutien actif – voire militant – à ceux de ses citoyens les plus nécessiteux. Pour ce faire, une équation cruciale à résoudre sera – pour reprendre le Président Barack Obama lors de son discours inaugural du 21 janvier 2009 – non de savoir « si le gouvernement est trop grand ou trop petit, mais s’il fonctionne ».

Qu’avons-nous perdu en route ? Qu’est-ce qui nous relie encore ? Et que devons-nous refuser absolument ? Devons-nous nous résigner à notre monde actuel marqué par la domination d’entreprises et d’individus ayant pris la collectivité en otage pour leurs seuls intérêts ? La démocratie n’est-elle plus qu’un vain mot ou parviendra-t-elle à nous sauver ? Doit-on résolument tourner le dos à nos élites dirigeantes qui se trompent systématiquement de priorités ? Comment leur expliquer que l’égalité et que la justice, préalables incontournables à l’avènement de la démocratie authentique, sont également les clés pour réenchanter le monde ?

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