Un État qui met son système monétaire au service de ses citoyens et de ses entreprises considère l’argent comme un instrument favorisant leur prospérité. En l’absence de cette détermination, l’action de l’État est inefficace ou ne l’est que pour une minorité. Ce qui dégénère en «pauvreté au milieu d’abondance», pour reprendre les termes de Keynes, qui illustrait parfaitement son propos en décrivant un contexte «où les maisons viennent à manquer mais où nul ne peut habiter dans celles qui existent par manque de moyens» ! L’État doit donc mettre l’ensemble de ses ressources au service de la nation. À cet effet, les déficits publics ne doivent rencontrer aucun obstacle ni aucune limite, si ce n’est l’accomplissement de la raison même d’exister d’un État, à savoir le rétablissement du plein emploi. Il existe un système permettant de restaurer et de réconcilier ces deux composantes fondamentales, en apparence antinomiques, de notre vie économique. Il manque en revanche la volonté et le courage politiques pour le mettre en place.
Intégrer la fonction «lissante» de la dette
Les crises successives ont mis en évidence les déficiences de nos modèles économiques où la variable des endettements est étrangement absente en dépit du rôle prépondérant et actif qu’elle y joue. Notre système économique actuel prend naturellement en compte les variables des prix et des salaires. Il est en outre déterminé par la banque centrale qui, à travers son instrument traditionnel de contrôle du taux d’intérêt, dispose d’un formidable levier à même de doser notre prospérité. Pour autant, l’ingrédient essentiel de la dette semble cruellement faire défaut à nos modèles économiques actuels où nul n’a encore eu le cran d’intégrer la variable du crédit. La corporation des économistes, et avec elle les agences de notation qui parasitent le système, sont ainsi en retard d’une globalisation et semblent restées au stade antérieur des économies fermées où toutes les dettes devaient forcément être contrebalancées par des créances aux montants équivalents. Comme nos modèles économiques n’intègrent pas la dette, ils passent forcément sous silence ses effets. Notre stabilité et notre prospérité financières dépendent néanmoins tout autant de la politique monétaire (c’est-à-dire de la fixation des taux d’intérêt) que des outils et des leviers non conventionnels (comme les injections de liquidités et donc les dettes). Pourtant, nos dirigeants politiques et nos penseurs économiques se cantonnent aux considérations académiques où la composante des déficits est totalement exclue. La balance des mesures et des approches est ainsi biaisée d’emblée et les déséquilibres se retrouvent donc systématiquement accentués par des décisions et des postures qui écartent d’un revers de main les effets (souvent bienfaisants) de la dette. Les banques centrales, les ministères des Finances et du Budget, les organes de régulation comme les milieux universitaires et de recherche académique doivent donc comprendre et intégrer la fonction active (et souvent «lissante») de la dette dans le réseau économique.
Sans déficits publics, pas de croissance !
Notre contexte économique ne pouvant précisément plus être défini comme un circuit (par définition fermé), une profonde remise en perspective s’impose à la lueur de ces questions : Quelle est la nature de nos endettements et comment se déclinent-ils entre dettes privées, dettes des entreprises et dettes publiques ? Quand la dette devient-elle excessive ? À partir de quel niveau d’investissement la croissance économique d’un pays est-elle redevable aux fonds étrangers ? Les crédits et les émissions obligataires sont-ils les seuls mécanismes permettant de redistribuer les ressources ? Pourquoi les risques ne sont-ils pas plus équitablement répartis entre les diverses parties prenantes ? N’est-il pas logique que les pourvoyeurs de crédits endossent un certain risque de non-remboursement de leurs créances pour prix de l’intérêt facturé ?
La dette publique offre de la liquidité aux agents économiques
Les réponses à ces interrogations devront en outre nécessairement s’articuler autour d’un certain nombre d’évidences trop souvent niées par la profession des économistes comme par la classe dirigeante. En effet, le recours à l’emprunt permet aux ménages et aux individus de stabiliser leur consommation et leur vie quotidienne dans un contexte où leurs revenus sont fluctuants, voire incertains par temps de crise. De même qu’il autorise les entreprises confrontées à un chiffre d’affaires erratique à réguler leurs investissements et leur production. Le crédit permet enfin à l’État de procéder à ses dépenses publiques sans trop taxer ses citoyens tout en lui offrant des leviers précieux pour relancer des pans entiers de son économie. Enfin, la dette publique offre de la liquidité aux agents économiques en mettant en quelques sorte de l’huile dans leurs rouages avec, à la clé, des retombées forcément positives sur l’investissement privé et des entreprises. Le train de vie du citoyen et l’amélioration des conditions économiques sont donc étroitement corrélés aux dettes de son État, car la volatilité et les incertitudes macroéconomiques se retrouveraient exacerbées par le refus de faire appel au crédit en quantités suffisantes. Bref, sans déficits publics, pas de croissance !
Sans dettes, nous serions toujours pauvres
Car c’est la dette qui aura permis à nos sociétés de se moderniser, de se construire, de s’enrichir et de garder confiance en des jours meilleurs. Notre confort matériel, l’évolution de nos mentalités et même l’épanouissement de nos démocraties sont en effet redevables à cette capacité de contracter des dettes, et à cette volonté et à cette capacité de vivre, en tout cas partiellement, sur le crédit. Sans dettes et sans la courroie de transmission des outils financiers, nous serions toujours pauvres, notre Occident n’aurait pu jouer son rôle de locomotive de la croissance et du modernisme mondiaux, le citoyen de base n’aurait certainement pas pu consommer, devenir propriétaire de son logement ou simplement s’acheter son téléphone portable, et les entreprises n’auraient pu investir et se développer…
L’argent n’est qu’un banal instrument
Les Etats souverains – c’est-à-dire ceux qui émettent leur propre monnaie hors de toute indexation – devraient apprendre à aimer, à tout le moins à apprivoiser, leurs déficits publics. Car une nation qui contrôle sa monnaie est à même de relancer sa croissance et de soutenir son emploi grâce au levier de la dépense publique et, ce, sans risquer le défaut de paiement. L’argent n’est qu’un préalable, un simple moyen, un banal instrument qu’un Etat responsable se doit de mettre au service de la mobilisation de toutes les ressources nationales afin d’assurer plein emploi, soutien aux entreprises en difficultés et autres services publics vitaux.
Je souhaite partager avec vous ce message privé m’ayant été envoyé par un lecteur de longue date, ainsi que ma réponse:
Lecteur:
“Votre précédent article était fort intéressant, merci !
Là vous retombez dans un keynésianisme un peu simple !?
-> si la dette peut effectivement être bénéfique – si elle sert à des investissements productifs !- de nos jours elle n’a fait que croître et pour des usages discutables. En fait elle sert à masquer l’appauvrissement de nos sociétés, ce qui n’est pas vraiment un”effet souvent bienfaisant de la dette” (expression d’ailleurs curieuse). Notez que la BRI souligne depuis quelques années une dette mondiale toujours croissante et alarmante.
-> encore plus étonnant : “sans déficits publics pas de croissance” ???? Alors la Suisse qui a réduit sa dette et enregistrait une croissance tout à fait correcte (proche des 2% usuels de long terme) avec en même temps un “bénéfice public” est bien étrange ! Comme les pays du Nord de l’Europe d’ailleurs.
Bizarrement aussi vu le caractère “positif” pour vous de la dette, pourquoi devrait-on alors la prendre en compte
En fait c’est un boulet qui freine la croissance et qu’on pense pouvoir ne jamais rembourser vu les taux d’intérêt manipulés aujourd’hui, ce qui tue les épargnants et les caisses de pension, sans compter les autres effets pervers bien connus, comme les décisions d’investissements non rentables.
Votre réponse m’intéresse.
Bien cordialement”
Ma réponse:
“Nous ne serons en effet jamais d’accords.
Selon moi, c’est précisément durant ces périodes de tourments qu’il faut creuser les déficits public afin de renflouer les entreprises et ménages en détresse.
Prétexter que l’on ne veut pas transmettre ces dettes aux générations futures relève d’un aveuglement quasi criminel car reviendrait à détruire la vie de nos contemporains pour un bénéfice hypothétique.
Bien à vous,”
Hello cher Michel,
Voici ma réaction suite à l’intervention de votre interlocuteur. Tout d’abord, en support à mon lien informatif (G.Zucman) sur l’article précédent, il me semble évident que les détracteurs de la relance budgétaire – par le déficit public – s’enferment dans un obscurantisme intellectuel afin de pérenniser leurs privilèges fiscaux (et par analogie leur richesse). Quitte à diaboliser l’instrument de la dette dont le creusement abyssal leur est pourtant et en bonne partie imputable. Ensuite, quant à la Suisse placée comme un exemple (paradoxal) de vertu – en dépit du rôle contestable de ses banques dans les affres fiscales comme autant de pillage assisté d’Etats tiers ; un secteur bancaire qui représentait 13 % du PIB en 2008 – il en ressort que ce pays démocratique et inégalitaire – comme les USA – peut se targuer d’être une ploutocratie doublée d’une oligarchie. En effet, si l’on applique le coefficient de Gini aux revenus, la Suisse se montre bien plus égalitaire que d’autres nation, certes. Par contre, si l’on applique la courbe de Lorenz et « le coefficient de Gini » en terme de répartition de la richesse, la Suisse a tout d’une oligarchie qui voit les fortunes se concentrer dans quelques mains (et les lobbies sont parties prenantes et pour cause). En terme d’inégalité de répartition de la richesse, la Suisse dépassait déjà la France et l’Allemagne en 2014, de même que les États-Unis. Quant à l’étude de la Berner Fachhochschule et de l’Université de Berne, réalisée il y a quelques petites années, celle-ci expose le fait que la différence entre les riches et les pauvres de Suisse est plus grande qu’attendue jusqu’à présent. « La richesse est répartie moins équitablement que ce que l’Office fédéral de la statistique (OFS) présente», comme l’a constaté le directeur de l’étude O.Hümbelin. Enfin, d’après la Division Etudes et support de l’Administration fédérale des contributions AFC – février 2011 – établi sur « l’analyse de la statistique 2008 de la fortune des personnes physiques », il en ressort, selon Davies J. A., Sandström S., Shorrocks A. et Wolff E. N. (2008) qui ont tenté une comparaison de la répartition actuelle de la richesse dans le monde, que « La Suisse présente tant un niveau de richesse comptant parmi les plus élevés du monde qu’une répartition des fortunes classée comme la plus inégale de tous les pays considérés (26pays).
Enfin, si la Suisse est observée au seul prisme de son modèle de croissance – en faisant fi du rôle de manipulateur des devises de sa Banque Centrale Nationale (BNS) – s’est également faire abstraction de son orthodoxie budgétaire agressive construite sur l’établi de la régression sociale et qui vaut comme une véritable bombe à retardement.
https://alencontre.org/suisse/suisse-sur-la-repartition-de-la-richesse-sociale-produite-en-suisse-et-au-tessin.html
Dépenses sociales publiques en pourcentage du PIB, en 1960, 1990 et 2016
http://www.oecd.org/fr/els/soc/OCDE2016-Le-Point-sur-les-depenses-sociales.pdf
Dépenses sociales publiques en pourcentage du PIB, en 1960, 1990 et 2018
http://www.oecd.org/fr/social/soc/OCDE2019-Le-point-sur-les-depenses-sociales.pdf
En matière d’allocation des deniers publics pour les dépenses sociales, qui osera encore prétendre qu’il n’y a pas une fâcheuse régression en Suisse ?
http://www.oecd.org/fr/social/soc/OCDE2019-Le-point-sur-les-depenses-sociales.pdf
Pour terminer, le prochain ouvrage (fouillé, ludique et détaillé) à paraître apportera largement – entre autres – son lot de réponses quant aux dichotomies rencontrées entre pays du Nord et du Sud.