Le salut par le “politique”

mars 17, 2014 0 Par Michel Santi

La plaie de notre temps se résume en une inéluctable décrue de la capacité industrielle de nos nations occidentales. C’est ce déclin qui est fondamentalement responsable de nos croissances anémiques, un temps masquées par la progression des endettements. Pour autant, serons-nous secourus par l’accélération des dépenses des marchés émergents et par le creusement de nos dettes ? Leur conjugaison permettra-t-elle la reprise de la croissance occidentale ? Du reste, l’environnement économique et financier actuel est-il seulement favorable à une croissance saine et stable sur le long terme ? Et quelles sont ses vulnérabilités ?

À cet égard, ne nous méprenons pas sur les raisons profondes de l’essor et de la prospérité économiques de l’Europe périphérique ayant immédiatement suivi l’avènement de l’euro. Ils sont redevables à l’effondrement de ses coûts de financement l’ayant autorisé à créer des emplois payés par de la dette. La fin des réjouissances a été sonnée par la crise qui a mis à la diète gouvernements, régions, monde de la finance et secteur immobilier… Entre-temps, l’accumulation des déficits devait agir comme un anesthésiant qui éviterait de poser – et de se poser – les bonnes questions. La productivité n’avait en effet pas besoin d’être augmentée, car l’argent facile permettait de combler toutes les lacunes avec, comme conséquence inéluctable, une dégradation – bientôt dramatique – de la compétitivité dans nombre de ces nations. Par la suite, et de proche en proche, c’est cette descente graduelle aux enfers de la compétitivité qui devait à son tour grever davantage les déficits, forcés de s’élargir mécaniquement pour compenser une productivité déclinante.

L’Allemagne, elle, ne devait pas emboîter le pas de l’Espagne, du Portugal ou de l’Irlande car elle était habituée à se financer à bas prix. L’euphorisant des taux bas ne devait effectivement pas plus affecter son gouvernement que ses entreprises ou ses ménages blasés par des décennies de coût de l’argent modique. C’est donc à ce stade et à la faveur d’une implosion exclusivement imputable à des endettements privés massifs (aux États-Unis comme en Europe) – qui provoquèrent à leur tour une perte de confiance généralisée (y compris envers des États qui avaient repris à leur compte une portion importante de ces dettes) – que la force de frappe des banques centrales put être appréciée à sa juste valeur. Ou que – en creux – les hésitations et les tergiversations de certaines autres banques centrales à faire appel à leur arme nucléaire devaient être cruellement ressenties. Celles de ces banques centrales occidentales ayant fait preuve de volontarisme et d’imagination ont exactement répondu aux attentes des marchés et de leurs États de tutelle respectifs. Elles ont visé juste en facilitant jusqu’à l’extrême l’accès aux liquidités, en se lançant à corps perdu (pour la Réserve fédérale américaine et pour la Banque du Japon) dans des programmes ambitieux de création monétaire, en acceptant des actifs souvent discutables en nantissement de certains prêts accordés, en achetant généreusement des valeurs et des titres : autant de décisions – parfois révolutionnaires, très souvent controversées – mais qui ont fini par restaurer la liquidité et par « réparer » les marchés.

De ce point de vue, ces banques centrales ont sauvé le monde !

En même temps, comment ne pas déplorer l’incessante chute de la proportion des revenus du travail dans la richesse et dans le P.I.B.? Dans ces conditions, il est impossible de ne pas faire un lien – voire de ne carrément pas associer – la part du travail en peau de chagrin au coût très bas d’accès au capital. En fait, il semblerait que ces politiques peu conventionnelles des banques centrales – ayant pour objectif ultime et honorable de résorber le chômage – se soient… retournées contre l’emploi ! En orientant le surinvestissement dans des domaines ou vers des marchés particulièrement sensibles à des taux d’intérêt bas, les programmes de création monétaire induiraient-ils des distorsions défavorables à l’emploi ? Ou créeraient-ils un contexte où l’emploi ne serait plus qu’une forme tout compte fait assez peu rentable d’investissement ? Comment ne pas se souvenir de la période ayant immédiatement précédé l’implosion des subprimes (2007), marquée par une profusion de constructions immobilières et par une chute libre de la fabrication de machines ? Et comment ne pas comparer le niveau surréaliste actuel des capitalisations boursières aux taux de croissance – et bien sûr de chômage – occidentaux ? Dans ces conditions, peut-on affirmer que les interventions massives des banquiers centraux ont accentué les vulnérabilités du système ?

Au demeurant, pourquoi ceux-ci se sont-ils départis de leur conservatisme légendaire en adoptant, sans l’ombre d’une hésitation, des mesures non conventionnelles qui représentaient réellement un pas de géant vers l’inconnu ? Les réponses sont forcément multiples. N’oublions pas que, dans la chronologie des évènements qui se sont succédé depuis 2007, les banques centrales ont foulé aux pieds la règle du « moral hazard » en secourant et en renflouant la quasi-totalité des établissements financiers au bord de la faillite. Impossible de prétendre donner des leçons de vie, de morale ou d’honnêteté à des banquiers peu scrupuleux si c’est l’ensemble du système qui est au bord de l’implosion. Quel banquier central voudrait rester dans les annales comme celui qui a coulé le navire pour avoir tenté de corriger un marin, fût-il le capitaine ? Par ailleurs (seconde raison de l’intervention des banques centrales), après avoir sauvé Wall Street, il leur était – politiquement et moralement – impossible de ne pas faire appel à leur artillerie lourde pour sauver « Main Street » ! En outre, un artifice technique basique comme le taux zéro était un jeu d’enfant à mettre en place en regard de la complexité des programmes TARP (Troubled Asset Relief Program) ou TALF (Term Asset-Backed Securities Loan Facility) ayant sauvé les banques… Autrement dit, après n’avoir hésité à aucun moment à revêtir la toge politique qui consistait à sauver les banques, il était impossible aux banques centrales de ne pas procéder aux baisses de taux quantitatives censées relancer les fondamentaux économiques. À moins que leur incontestable succès face à un système financier dont elles ont pu et su prévenir l’effondrement ne les ait persuadées qu’elles bénéficiaient de cette main qui permettrait de sauver à son tour l’économie ?

Enfin, troisième raison de leur hyper activité, les banquiers centraux justifient leurs actions énergiques et peu orthodoxes par la frilosité des politiques, tétanisés face aux décisions difficiles. Il est vrai que très peu de femmes et d’hommes au pouvoir ont le cran d’imposer des mesures contre-cycliques afin de contenir l’expansion économique dans un cadre général de bénéfices et de revenus flamboyants. D’où l’attitude des banquiers centraux, qui estiment représenter le seul et unique recours à même de sauver nos économies, car nos politiques ne sont obsédés que par leur popularité. Et, de fait, dès lors que le politique tergiverse à choisir entre le mauvais et le pire, le banquier central (et son pouvoir de création monétaire) s’avère incontournable, indispensable, et c’est là qu’il contribue (certes involontairement) à exacerber les vulnérabilités du système à la faveur de son usage indifférencié et intensif de politiques peu conventionnelles. Du coup, le politique s’efface devant le banquier central, et c’est exactement ce qui se passe actuellement dans un pays comme les États-Unis, politiquement paralysés par l’affrontement entre Démocrates et Républicains. Ou comme dans cette Union européenne dominée par des technocrates non élus.

Si le banquier central est aujourd’hui sur le devant de la scène, et si ses instruments se révèlent absolument vitaux pour maintenir nos économies sous perfusion au risque d’exacerber leur vulnérabilité et d’en devoir payer le prix demain, c’est tout simplement parce qu’il s’est vu contraint d’occuper une place laissée vide par le politique. Or, il n’est nullement dans les attributions d’une banque centrale de résorber les inégalités ou de canaliser le système financier. Autrement dit, seul le retour du politique et d’un débat public digne de ce nom permettront enfin d’atténuer les vulnérabilités de nos économies.

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