
700 ans de taux d’intérêt pour prédire l’avenir
Les banquiers florentins – inventeurs de la finance moderne – prélevaient un taux d’intérêt à deux chiffres en contrepartie de leurs prêts. L’usurier Shylock, du Marchand de Venise de Shakespeare, se contentait pour sa part d’un 8%, tandis que cette charge du service de la dette s’était effondrée autour des 4% au début de la Première guerre mondiale pour atteindre aujourd’hui 0 car les épargnants ne perçoivent désormais plus rien. De fait, l’ampleur de la chute du loyer de l’argent fut absolument spectaculaire ces deux derniers siècles. Alors, certes, les intérêts exigés par les Médicis n’étaient pas de même nature que ceux prélevés de nos jours par les établissements financiers, et ce principalement du fait des systèmes sociaux fondamentalement différents s’agissant du féodalisme et du capitalisme. La fortune des aristocrates et du clergé de l’époque provenait essentiellement des charges, taxes et obligations assumées par le peuple et qui se déclinaient principalement en autant de récoltes et d’animaux comestibles réquisitionnés, en service militaire et tâches diverses accomplis.
Toujours est-il que la tendance lourde est là et qu’elle est incontestable, comme l’a démontré une étude approfondie menée par Harvard qui a recensé l’évolution des taux d’intérêt depuis sept siècles et qui est parvenue à la conclusion que nous vivrons dans un univers de taux négatifs généralisés vers le milieu de ce siècle. Ce pronostic est lourd de conséquences – non seulement dans la gestion de l’économie de l’après Covid-19 – mais également et surtout pour l’avenir du capitalisme. J’en parle et je l’écris depuis de nombreuses années, à la suite de Larry Summers ayant lui-même repris le concept d’Alvin Hansen, en posant un constat évident, à savoir que le capitalisme actuel n’est plus générateur de croissance. Cette «stagnation séculaire» que nous subissons, sous tendue par des problématiques de démographie, de productivité anémique, de niveaux éducatifs en régression, s’accentuera irrésistiblement suite à la pandémie et débouchera sur un monde de taux négatifs très probablement avant même l’échéance prédite par l’étude de Harvard.
La courroie de transmission est cette quête de sécurité financière – le fameux «flight to quality» anglo-saxon – qui se ressentira avec encore plus d’acuité après la crise sanitaire et les incertitudes économiques post-coronavirus, et qui se traduira par une intense compression du rendement des obligations d’Etat de nos démocraties aux économies bien intégrées car celles-ci présentent un risque infime de défaut de paiement. C’est donc la ruée des épargnants et des investisseurs – pas seulement du troisième âge mais également ceux en quête de protection et de stabilisation suite aux tourmentes sans précédent des mois écoulés – qui fera irrémédiablement basculer nos taux d’intérêt en zone inconnue et qui crèvera pour de bon le plancher du taux 0. Mais alors, comment infléchir – à tout le moins réorienter – ce capitalisme dans une direction double qui permettrait à la fois d’augmenter les profits de ceux qui investissent dans l’économie tout réduisant au passage nos endettements ?
Un visionnaire – Karl Marx – avait théorisé cette chute sur le long terme du taux de rémunération du capital, prévu cette inéluctable érosion des bénéfices de ceux qui investissent dans l’outil de travail, et donc anticipé une croissance de l’économie réelle qui deviendrait dès lors insignifiante. Comment persuader, de nos jours, les détenteurs de capitaux à une prise de risques accrue – en d’autres termes à rediriger une partie de leurs abondantes liquidités vers l’entreprise – quand la confiance a disparu ? Marx nous dirait aujourd’hui d’arrêter de nous préoccuper de la dette, et il suggérerait aux Etats d’apprendre à vivre en permanence avec des niveaux de déficits publics largement supérieurs à 100 % du P.I.B, pour peu qu’ils restent stables.
Il serait temps de prendre en compte d’autre indicateurs de «développement» que l’argent – on en voit depuis longtemps les travers et les limites – et ainsi mettre au centre des préoccupations des valeurs qui serviraient vraiment le commun.
Bonjour Sam,
Merci pour cette perche tendue qui permet à nouveau l’insertion de mon intervention sans qu’elle n’ait pris la poussière:
Non seulement la croissance économique mesurée par rapport à l’évolution du Produit intérieur brut (PIB) est devenue une obsession pour la plupart des économistes, des institutions financières et des politiciens, mais la nature même du « PIB est désormais obsolète » pour paraphraser l’économiste hétérodoxe, Joseph Stiglitz, car ce thermomètre reste imparfait eu égard aux nombreux agrégats déjà pervertis par l’idéologie dominante. Durant le WEF de Davos, en janvier 2016, la fronde de Joseph Stiglitz résonnera encore en prônant que les instruments de mesure de l’activité économique doivent urgemment évoluer. Pour ce qui a trait à l’économiste hétérodoxe Paul Krugman, lui aussi titulaire du Prix de la Banque de Suède en sciences économiques (Nobel), il publiera une critique éloquente du PIB dans une tribune: « Le Viagra et la richesse nationale symbolise la problématique ambiguë d’un produit, le Viagra, qui donne du bonheur aux utilisateurs/consommateurs alors que sa présence dans les statistiques de production est quasiment absente ».
Quant à la notion du PNB (Produit national brut), nos sociétés modernes et développées feraient bien de s’inspirer du Bouthan, avec son BNB (Bonheur national brut), cet indice qui sert à mesurer le bonheur et le bien-être de la population du pays et qui demeure inscrit dans la constitution promulguée le 18 juillet 2008 ; il se veut une définition du niveau de vie en des termes plus globaux que le PNB. D’ailleurs, dans un papier pertinent de la chroniqueuse économique Myret Zaki, n’a-t-elle pas aussi lancé un pavé dans la mare en arguant que « la croissance agrégée ne dit plus rien, en réalité, des améliorations du bien-être économique d’une population dans son ensemble », pour enchérir « qu’entre 1980 et 2016, les 1% les plus riches ont accumulé 28% de la croissance agrégée des revenus réels aux Etats-Unis, en Europe occidentale et au Canada, tandis que les 50% les moins riches en ont eu seulement 9% ». Comment s’étonner encore de son constat, parmi ceux de tant d’observateurs économiques, pour qui « les rapports annuels des entreprises se sont eux aussi mués, au fil des années en vecteurs de marketing autant que de reporting. Les illustrations prennent toujours plus de place, le texte fait la part belle aux réussites et les tableaux de chiffres viennent ensuite. Les exigences de divulgation financière se sont certes accrues, mais au même moment, leur poids dans les rapports est devenu très relatif ». Comment, dans ce contexte généralisé de tricherie économique, nier les limites de la croissance? S’il est devenu évident que notre planète vit à crédit, il en va de même pour la majorité de ses locateurs.
En 2004, après trois décennies de croissance économique et démographique exponentielle, les auteurs d’une nouvelle édition du rapport Meadows (en 1972, à la demande du Club de Rome, de jeunes chercheurs américains rédigent un rapport, « The Limits to Growth », qui crée le scandale : nous sommes à la veille du premier choc pétrolier et pour beaucoup le crédo de la croissance économique ne saurait être remis en question) confirment leur premier diagnostic et alertent les acteurs politiques et économiques en proposant différents scénarios de transition vers un développement « soutenable ». Désormais le concept même de « développement durable » paraît complètement obsolète pour Dennis Meadows : « C’est trop tard » répétera-t-il à Paris en 2012, avec un grand sourire un peu désabusé, « nous avons dépassé les limites depuis déjà longtemps ».
Alors, la croissance économique ne fut-elle pas déjà bornée à l’aune des années 1970, à l’heure où l’École des monétaristes prenait le pouvoir sur le monde économique ? L’émergence de la financiarisation de nos économies, dites modernes, ne fut-elle pas les prémisses d’un détournement planifié des richesses (et le pillage des ressources naturelles) avec la bénédiction successive des détenteurs de rentes de situation à l’instar des pouvoirs politiques, comme déjà décrit dans la théorie des choix publics, ceci au détriment de l’Intérêt général ?
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Après 50 ans d’injustices économiques établis sur des leurres et la croissance exponentielle de la financiarisation, combien d’années faudra-t-il encore pour nier les évidences et changer de paradigme ?
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