
Bienvenue dans le pire des mondes
Comment ne pas se souvenir de la série britannique culte des années 60, Le Prisonnier, où une bulle gigantesque poursuivait frénétiquement le héros incarné par Patrick McGoohan ? Notre monde se retrouve aujourd’hui dans une situation similaire : nous sommes toutes et tous otages de bulles car la période en est chargée, et pas seulement de bulles spéculatives qui infectent les marchés. Rien de plus facile en effet que de distinguer la bulle qui enferme et qui isole nos responsables politiques, la bulle des salaires et des bonus des directions exécutives des grandes entreprises et du monde de la finance, la bulle du chômage des jeunes et enfin la bulle des inégalités. Tout comme la bulle qui poursuivait inlassablement le prisonnier de notre série télévisée, il semblerait bien qu’une malédiction similaire touche notre système financier, car l’implosion d’une bulle déplace mécaniquement la fièvre spéculative sur un autre instrument ou sur un autre marché, qui gonfle alors pour former une autre bulle spéculative ! De fait, nous devons à l’essor sans précédent de la finance d’avoir progressivement perdu le contrôle sur nos vies. Ce n’est pas pour rien que Joseph Stiglitz s’interroge pour savoir si la vie d’un individu aujourd’hui dépend encore « de ses revenus ou de l’éducation donnée par ses parents » ?
Le diagnostic posé sur les déficits publics actuels, accusés d’être responsables de tous nos maux, élude donc volontairement les questionnements existentiels pour ne s’attacher et ne se déchaîner que sur des éléments de forme et sur les conséquences d’actions s’étant soldées par des dettes publiques. On oublie par exemple de rappeler que l’Espagne respectait jusqu’en 2008 les critères de Maastricht (consécration suprême de l’orthodoxie financière) et qu’elle était considérée comme un excellent élève de la zone euro. Comme on feint d’ignorer que la crise grecque fait partie d’une séquence initiée par la libéralisation du système financier mondial, dont la constitution de la zone euro constituait une étape supplémentaire.
Edifiée sur de telles fondations 100% néolibérales, l’Union européenne a en outre accentué de manière flagrante ce processus de dessaisir les États d’une majeure partie de leurs compétences et prérogatives afin d’être en mesure de compter et de peser (face à la Chine et aux États-Unis) dans cette bataille du capitalisme mondialisé. Le reliquat de pouvoirs encore aux mains des États ayant été irrémédiablement perdu à la faveur de la crise internationale. Le résultat consiste aujourd’hui en une ruine où le politique ne peut pratiquement plus rien car il a été dépouillé de quasiment tous ses leviers.
Quand les marchés se rendront-ils compte que les économies budgétaires ne sont pas une stratégie crédible pour réduire les déficits publics ? C’est en effet le rôle de l’État dans l’économie qui est au cœur de ces solutions diamétralement opposées – voire antagonistes – entre les partisans de la rigueur budgétaire – donc d’un recul supplémentaire de l’État – et ceux qui tolèrent des déficits publics, considérés comme le prix à payer pour un État assumant son devoir d’arbitre et de régulateur. Accepter les économies budgétaires ne revient pas seulement à rentrer dans les clous d’une orthodoxie financière et comptable tout aussi injustifiée que contre-productive en période de crise. C’est se résigner à rogner encore et toujours plus les prérogatives de l’État, donc les nôtres.
Souvenons-nous des paroles prémonitoires d’Aldous Huxley dans « Le Meilleur des mondes » : « Soixante-deux mille quatre cents répétitions font une vérité. » L’objectif réel étant évidemment une anorexie complète de l’État, qui se traduira mécaniquement en une boulimie du secteur privé, et d’abord de la finance. Il est donc à présent temps de reparler de Keynes qui concluait (en 1936) sa « Théorie générale » par un appel à la « socialisation » de l’investissement, affaire trop sérieuse pour la laisser du seul ressort des marchés financiers.
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Bien sincèrement,
Michel
La théorie du ruissellement est un leurre :
Bien que nos économies modernes – en occident – se confrontent à des phénomènes impactant directement la demande agrégée, les élites y répondent systématiquement au moyen de boîtes à outils néo-libérales ou ordo-libérales. Les partisans du « trickle down » n’ont-ils pas été désavoués par les résultats issus du groupe de travail du FMI en 2015 ou encore ceux prévalant en 2014 et produits par l’OCDE ? Toujours dans la question de « l’alibi du ruissellement », ne trouve-t-on pas aussi quelques stratagèmes hérités outre atlantique et mis en évidence par les travaux de William Lazonick – économiste de l’université du Massachusett – intitulés « Profits Without Prosperity », qu’il faille à tout prix persister sur la voie de la pensée dominante ? C’est pourtant avec ce même genre de comportement privilégiant une caste que le rôle de l’État se délite au profit de la loi du marché. De la même manière, « le hochet » d’Arthur Laffer a souvent créé une véritable dichotomie de la dime entre Capital et Travail et/ou entre personnes morales et personnes physiques, pourtant, qui peut raisonnablement aujourd’hui encore ignorer que la seule circulation du capital suffit à le faire fructifier à contrario du travail qui, lui, tend à disparaître ? La vélocité de ce phénomène amène donc l’État à revoir la copie de ses propres contraintes en reportant la prime de risque sur ses administrés – la baisse des dépenses du filet social en étant une parfaite illustration – ou en abandonnant les PME à leur sort.
Les politiques de l’offre ont amené le chaos :
Dans le débat théorique dominant, non seulement la « Supply-side economics » a justifié la réduction des dépenses publiques (neutralisant par effet de manche une relance via le levier budgétaire) mais la courbe de Laffer a induit au sein de la même pensée dominante une allergie fiscale comme Say et Smith l’ont fait avant lui. Se pose alors la question : Dans leurs prérogatives, les Etats font-ils face à une crise des recettes ou des dépenses ? Nos économies modernes – et occidentales – ne sont-elles pas finalement confrontées à une « Supply-side economics » à bout touchant ? Si la « théorie » de Laffer est néanmoins recevable dans le cadre de l’hypothèse ceteris paribus, les études empiriques tentant de vérifier cette relation aboutissent à des résultats plus que controversés. Il est donc difficile de faire une étude empirique sérieuse car d’autres facteurs entrent en jeu, comme les besoins de l’État qui peuvent être différents ou non constants; la structure des prélèvements obligatoires et la façon de les percevoir par la population; l’histoire fiscale du pays, et le niveau habituel des prélèvements pour ce pays; la confiance dans l’avenir et le contexte économique général; le niveau de prise de risque par les investisseurs et les entrepreneurs ; le défit démographique du vieillissement des populations au regard des systèmes de pensions (…) En effet, la maxime du « trop d’impôts tue l’impôt » n’est pas une systématique à appliquer au pied de la lettre ! D’ailleurs, les cas du Royaume-Uni (sous Thatcher en 1980) et Américain (sous Reagan) sont très révélateurs. Après l’économie vaudou de Reagan, les effets des baisses d’impôts ont créé des déficits fiscaux alors que sous Thatcher, quelques années après, les mesures ont entraînée une hausse des rentrées fiscales. Toujours sous l’administration Reagan, certes, l’économie américaine a rebondi rapidement de 1979 à 1982, mais la majorité des économistes sont plutôt d’avis qu’il s’agit du résultat de la baisse des taux d’intérêt mis en place par la Réserve Fédérale et non pas les incitatifs fiscaux. Enfin, en 2003, l’administration Bush décida une baisse d’impôts et les recettes fiscales augmentèrent comme sous Thatcher dans les années 1980. Enfin, si le monétarisme s’est imposé dans l’argumentaire des politiques de lutte contre l’inflation et les modèles néo-walrasiens ont fourni les hypothèses favorables à la réduction du coût du travail, que les théories néo-institutionnalistes ont expliqué les fusions et acquisitions des grands groupes en termes d’efficience organisationnelle, il n’en demeure pas moins qu’en dépit des apparences cohérentes, les politiques néo-libérales en place depuis les années 1970 n’ont pas toujours atteint leurs objectifs, pire, elles se sont même avérées contradictoires les unes avec les autres lorsqu’elles furent appliquées simultanément.
Renversement des valeurs et dévoiement de la pensée économique. Le néolibéralisme est-il un fascisme ?
Si les travaux qui commencent à suspecter les défaillances de l’État émergent à partir des années 1950, entre autres à l’aide du « paradoxe » de Kenneth Arrow, de la théorie du « Public Choice » de James McGill Buchanan, ou encore plus tard avec les travaux d’Elinor Ostrom portant sur « Analysis of economic governance, especially the commons », on retiendra que la nouvelle économie publique a toujours plaidé en faveur d’un État limité grâce au soutien des économistes « mainstream » qui appréhendent l’État dans une perspective microéconomique. Or, si l’on raisonne à une échelle macroéconomique, que ce soit pour justifier l’action de l’État (perspective keynésienne) ou la déprécier (école des anticipations rationnelles), les arguments différents et pourtant, en forçant quelque peu le trait, les phases connues par la pensée macroéconomique sont plus ou moins similaires à celles connues par la pensée microéconomique de l’État : âge d’or de l’intervention de l’État avec la révolution keynésienne et la synthèse néoclassique, suivi d’une méfiance envers les effets de son action avec l’école des anticipations rationnelles au travers des années 1970-80. La pensée macroéconomique moderne a néanmoins élaboré de nouveaux arguments en faveur de l’intervention de l’État (école des nouveaux keynésiens, modèles de croissance endogène…), arguments renforcés par certaines études empiriques comme celle par exemple d’Olivier Blanchard et Daniel Leigh du FMI : « Growth forecast errors and fiscal multipliers », IMF Working Papers, 2013. Enfin, si l’on retient ce propos de James McGill Buchanan : « Good games depends more on good rules than they depend on good players » (en d’autres termes, « si vous voulez améliorer la qualité de l’action publique, améliorez les règles du jeu et non pas les joueurs ») et que l’on y intègre la volonté d’un « État fort » comme postulé (à dessein) par Jean Tirole à l’occasion de l’attribution de son prix Nobel d’économie en 2014, alors on est en droit de se poser la question suivante: – Faut-il attendre d’un « État fort » qu’il soutienne le « néolibéralisme globalisé » au détriment de la notion d’« Intérêt général » ?
Et à la lumière de la tirade de James McGill Buchanan, il est néanmoins surprenant de constater à quel point « la démocratie libérale » s’est imposée dans la vie politique en « triant ce qui est ou non acceptable pour les institutions internationales de la finance et du commerce » et « désavoue les souverainetés populaires et nationales », comme le relève très bien le psychanalyste français Roland Gori (professeur émérite de psychologie et de psychopathologie clinique à l’Université Aix-Marseille), pour finir par renchérir : Quand « la police des pensées et des comportements est assurée par les nouvelles formes sociales de l’évaluation qui réduisent la notion de valeur à la conformité et au calcul » ; quand « la concurrence économique n’est qu’une manière de poursuivre la guerre par d’autres moyens » … « on retrouve les trois caractéristiques principales du fascisme : parti unique, un contrôle social sévère et un expansionnisme guerrier ».
Bonjour Raymond : heureux de vous retrouver ! Vos ref théoriques sont toujours intéressantes = elles me manquent ! M. Santi souffre de la même pathologie des intellectuels : forts dans la critique mais pauvres dans la suggestion…si ce n’est de rappeler les techniques valables en leurs temps…Je pense que le modèle Keynésien est aujourd’hui dépassé ! Keynes n’avait pas à développer le pan de la mondialisation : il connaissait l’Empire Britannique et la domination de facto de l’Occident sur le “reste du monde”……Vous reprenez à juste titre la “dictature du nombre” , bien que je ne sois pas sur que vous vous en soyez détaché…a+ peut être ?
Bonjour Bernard et cordiale bienvenue sur le blog de Michel Santi.
Contrairement à ce que vous affirmez, pour autant que vous ayez pris connaissance des nombreuses chroniques de Michel Santi et-ou lu ces différents ouvrages, à de nombreuses reprises, vous auriez constaté toutes « ses » suggestions enrichissantes et pertinentes. D’autre part, on ne peut pas prendre en défaut Keynes qui prend comme point de départ le réel, dans ses thèses. Le but de Keynes n’est-il pas d’articuler la question de l’économie avec celle de la justice sociale ? Faut-il aussi ignorer, selon votre perception, les fondements du principe contra cyclique en macroéconomie ? Un peu de sérieux Bernard, même si j’apprécie votre impertinence constructive.
Pour répondre à votre dernière phrase, si Karl Popper (La Leçon de ce siècle, 1993) estimait que « la Démocratie n’est pas la loi de la majorité, mais la protection de la minorité », Jean-Jacques Rousseau (Le Contrat social) distinguait la Démocratie de l’Ochlocratie, en ce sens qu’il préjugait que la Démocratie dégénère suite à une dénaturation de la « volonté générale », qui cesse d’être générale dès qu’elle commence à incarner les intérêts de certains, d’une partie seulement de la population. Cette différence est de taille puisque les thèses de Karl Popper, tout comme celles de Friedman ou Hayek, ont non seulement bouleversé le domaine de l’économie politique, mais également modifié la perception de la Démocratie par le plus grand nombre.
https://michelsanti.fr/inegalites/repartition-des-inegalites
Comme l’exprimait d’ailleurs très bien l’économiste D. Rodrik (professeur d’économie politique internationale à la John F. Kennedy School of Government de l’Université de Harvard) en conclusion à son trilemme politique de l’économie mondiale : «Nous avons la mondialisation et les Etats-nations, mais nous ne sommes plus en démocratie ». Par ailleurs, la position de D. Rodrik sur les limites de la prééminence du libre échange dans le « concensus de Washington » peut se résumer par la déclaration que si le libre échange est bien la meilleure solution dans le monde idéalisé des théories économiques standards (mainstream), le monde réel est loin de cet idéal, et cela a pour conséquence que des politiques alternatives peuvent s’y avérer plus performantes que le pur libre échange. En ce sens, j’arbitre que certaines théories de Keynes n’ont pas pour vocation de ré-inventer la roue puisqu’elles ont démontré leur efficacité. Dixit Léon Walras : « Affirmer une théorie est une chose, la démontrer en est une autre ».
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Bonjour Ray. Merci de votre réponse et de vos mots de bienvenue sur le blog de MS.
Bonjour, et bienvenu!
Merci Michel Santi pour votre accueil et pour votre blog que je suis depuis déjà un “certain” temps .