La danse du dollar
L’argent n’est pas à prendre à la légère : ce n’est pas une denrée quelconque ou une pâte que l’on modèle selon les besoins du moment. Ce n’est pas non plus un lubrifiant. L’argent est très probablement l’institution la plus déterminante de notre système capitaliste. Seul et unique instrument de mesure du travail accompli, de la chose produite ou de l’objet échangé, il est au cœur de notre dispositif social. Comme il est naturel qu’un tel système monétaire soit aux mains de l’État – garant de la bonne marche des affaires publiques –, toutes les tentatives de scission entre la création d’argent et l’économie réelle sont vouées à l’échec. Il est en effet impossible de séparer la vie économique de la vie politique car la courroie de transmission entre ces deux mondes est l’argent, lui-même exclusivité de l’État, donc du politique.
La seule définition d’un objectif ou d’un couloir d’inflation par une banque centrale est en soi un acte politique, dans le sens où il répond aux exigences ou sert les intérêts d’un groupe. Car il est tout à la fois naturel et légitime que l’État use de l’argent comme levier vis-à-vis de l’activité économique, pour subvenir aux besoins de certains groupes sociaux, pour faire payer (ou contribuer) d’autres ou pour monopoliser des ressources. Cet acte lourd et fondamental de « monétisation » est donc omniprésent dans l’expression de l’État : c’est effectivement en termes d’argent que la redevance sociale et que les subsides gouvernementaux sont fixés ou que les amendes et même les peines sont libellées. Comme c’est l’État qui bénéficie du monopole d’imprimer l’argent, c’est également lui qui fixe les règles du jeu ainsi que les conditions auxquelles il consent à le distribuer.
Du reste, nos sociétés ont totalement intégré ce pouvoir qu’elles reconnaissent comme exclusivement du ressort de l’État en acceptant de payer des impôts, de s’endetter ou de consentir des crédits : autant d’actions toutes exprimées dans une seule et même unité de compte dont la création n’appartient qu’à l’État. Au demeurant, les très lourdes peines infligées en France aux faux-monnayeurs – ébouillantage au Moyen Âge et guillotine jusqu’en 1832 – reflètent bien la manière dont étaient sanctionnés ceux qui remettaient en cause ce privilège absolu de l’État. Crime de lèse-majesté à l’époque et contre la République aujourd’hui, il est toujours puni de mort en 2018 dans certains pays !
Les problématiques fondamentales de nos sociétés liées à l’argent contiennent toutes en creux la notion de manque d’argent, c’est-à-dire du défaut de paiement. Les monétaristes, comme Friedman et consorts, ont du reste toujours été embarrassés par la fonction qu’ils attribuaient à l’argent car ils ont systématiquement évacué – ou zappé – la seule hypothèse de faillite d’un établissement financier, et encore moins d’un pays souverain. Pourtant, une crise s’accompagne toujours d’une ruée vers les actifs les plus sécuritaires, le premier d’entre eux étant l’argent, sachant que cette recherche intensive d’argent revalorise sa valeur subjective pendant qu’elle dévalorise (mécaniquement) les autres actifs.
En période de crise, seul l’État peut donc nager à contre-courant en affichant plusieurs lignes de défense. Sa banque centrale peut ainsi accorder des prêts sans limite aux établissements financiers qui subissent une dévalorisation de leurs investissements et des retraits massifs de leurs dépôts. En outre, la banque centrale agit à un autre niveau qui consiste à racheter les actifs à risques et ceux dont plus personne ne veut, jusque-là détenus par les banques et par les entreprises. Le but étant d’éviter le mal absolu qu’est la «déflation par la dette» décrite par Irving Fisher (1867-1947). L’utilisation par la banque centrale de sa monnaie prévient la vente généralisée des actifs, des titres et autres valeurs de la part d’opérateurs en mal de liquidités. Ventes qui provoqueraient une spirale baissière affectant toute la classe des investissements. La banque centrale peut enfin mettre à disposition du Gouvernement les sommes pour assurer la relance de la demande agrégée, avec un impact bénéfique sur la croissance. Seule cette «danse du dollar», pour reprendre l’expression significative de Fisher, étant à même d’assurer la reprise économique.
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Bien sincèrement,
Michel
Merci pour cet article. Pardonnez l’intervention d’un «néophyte», ayant pied dans des PME de différents secteurs d’activités (secondaire et tertiaire), mais n’étant pas du sérail des économistes, je ne perçois dans tout cela qu’une grande incapacité (mais le terme «incompétence» semble aussi convenir hélas) de la part des différents donneurs d’ordres qui semblent plus se fier à des dogmes qu’aux résultats. Quand on voit les banques centrales manipuler à tout va leurs monnaies, après les nombreux QE des USA, puis ceux des européen depuis 2008 – sans parler des gesticulations des 20 dernières années de la BOJ – et ce, sans réel impact positif, me semble-t-il, sur l’économie «réelle». Je voudrais avoir votre feedback sur la confiance que l’on peut encore accorder à ce système et sur comment lui faire respecter un tant soit peu la réalité ?
C’est un débat épineux, Sam, et tellement justifié. Qui est assimilable à celui de l’oeuf et de la poule: est-ce les banques centrales qui ont sauvé le système ou ont-elles au contraire aggravé l’instabilité inhérente aux marchés financiers ? Pour ma part, je pense qu’elles tentent de sauver le système, un système qui ne fonctionne à l’évidence plus, mais pas de leur faute…
Je comprends bien, merci de votre réponse, mais quant à parler de «faute», j’ai quand même un peu de peine à donner décharge de leur responsabilité quand les seules solutions envisagées vont toutes dans le même sens; cela rappelle furieusement la phrase d’Eistein «Répéter la même opération de multiple fois et espérer des résultats différents est la définition de la folie».
Continuez à éclairer nos lanternes en ces temps pour le moins obscurs 🙂 Je vous lis toujours avec beaucoup d’intérêt.