Horizon Dystopique

La crise de 2020, dopée par les stimuli monétaires, a transformé le capitalisme. L’efficacité et l’intelligence artificielle sont devenues les seuls impératifs de Wall Street, creusant un fossé historique entre les marchés en euphorie et le marché du travail en souffrance. Cet écart entre la Bourse et la rue n’est pas qu’économique : il est un avertissement civilisationnel.
La Richesse de l’Extraction
Une infime minorité est ivre de records, pendant que la rue suffoque. Cette victoire est illusoire : elle ne repose pas sur la création, mais sur la captation de valeur ; elle ne s’appuie plus sur le travail, mais sur l’extraction des marges.
Face à la mise au chômage forcé de millions de salariés à l’occasion de la pandémie, le grand capital a d’abord été pris de panique. Mais il a très vite assumé la dichotomie sous-jacente dès 2020, se reprenant par la grâce des stimuli monétaires qui ont inondé le système de liquidités. Nul ne s’en est plaint ; nous fûmes tous reconnaissants des interventions déterminées et historiques des États et des banques centrales. Pourtant, certains en ont profité pour forcer le bouleversement de paradigme — certes inévitable — qui aurait pu être canalisé pour éviter ce grand et immoral écart. Car si les centaines de milliards déversés, si les taux zéro, si les achats d’actifs ont favorisé la reprise massive de la liquidité, ils n’ont pas entraîné une reprise décente du marché de l’emploi.
Le Désintérêt de Wall Street
Wall Street affiche aujourd’hui un désintérêt total et inédit pour le chômage, exclusivement préoccupée par l’efficience. Les entreprises ont lourdement investi dans la Tech et l’automation, renonçant à retrouver les niveaux d’embauche pré-pandémiques. Les travailleurs ont été remplacés par des outils numériques et par l’IA. Résultat : la productivité et, bien sûr, les marges bénéficiaires se sont considérablement améliorées.
Une poignée de géants mène à présent la charge, permettant aux bourses de franchir chaque semaine des records historiques de hausse. L’euphorie régnant sur les marchés est entièrement redevable à la Big Tech, qui domine en maîtresse absolue et qui hisse mécaniquement avec elle les capitalisations des entreprises traditionnelles. Notre contexte macro-économique se retrouve aujourd’hui à un stade jamais expérimenté jusque-là : nous dépendons officiellement et ouvertement de quelques compagnies qui – avec leurs satellites – conditionnent l’ensemble du spectre, propulsant les bourses à des niveaux stratosphériques.
La Rentabilité de l’Exclusion
Les marchés ne sont plus sensibles aux fondamentaux. En fait, ils se réjouissent des taux de chômage qui s’aggravent, car synonymes de progression de leur productivité, donc de leurs profits. Les flux de capitaux comptent désormais bien plus que l’emploi, induisant ainsi une inquiétante et historique déconnexion : les entreprises sont appelées à produire plus, à faire plus, mais avec moins. Les flambées boursières se succèdent, semaine après semaine les records sont pulvérisés. Quelques miettes seulement affectent le marché du travail, à des années-lumière de la routine des géants boursiers qui s’adonnent à leurs rachats d’action et à la gestion de leur abondante trésorerie.
Wall Street et Main Street vivent dans des univers parallèles. Combien de temps cette accumulation de profit et de capital pourra-t-elle s’isoler de la production traditionnelle ? Par son ampleur, cette fracture est un avertissement majeur. Nous sommes à un tournant, et ce déséquilibre est, à très court terme, insoutenable. Quand la rentabilité se nourrit de l’exclusion, il n’est plus possible de parler d’économie : c’est un schisme civilisationnel. La “Révolution inévitable” est sur le point d’entrer en collision frontale avec l’imminente insoutenabilité.
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Mes prises de position macro économiques furent autrefois qualifiées d’hétérodoxes. Elles sont aujourd’hui communément admises et reconnues. Quoiqu’il en soit, elles ont toujours été sincères.
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Merci Michel pour cette alerte.
Je pense que les liquidités actuelles, qui font flamber les marchés, sont issues également du blanchiment d’argent sale grâce aux passerelles que sont les monnaies numériques et virtuelles. Ces dernières ne tracent pas l’origine des fonds et autorisent l’accès aux marchés légaux suite à l’acceptation de ces monnaies par les plus grandes banques.
J’ai constaté deux valeurs d’entreprises cotées sur Euronext, qui vivotaient, s’envoler aux nues car elles incluaient des monnaies numériques dans leurs placements ou elles participaient au déploiement de celles-ci.
Déjà, après “cinquante ans d’injustice économique” en Occident, rien de fondamentalement nouveau…
https://i0.wp.com/michelsanti.fr/wp-content/uploads/2018/10/%C3%A9cart-productivit%C3%A9-salaires.png?resize=538%2C305&ssl=1
…si ce n’est la suite logique (un paradoxe) face à la démission de Homo-politicus – pour rester modéré – ou au pire sa connivence sans faille vis-à-vis du grand Capital.
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RAYMOND dit : 6 mars 2018 à 14 h 30 min
Pour les néolibéraux, le marché du travail devrait fonctionner exactement comme les autres marchés : ajustement de l’offre et de la demande par les prix. Or le travail est encadré par la lourdeur des législations (salaire minimum, obtention d’un permis de travail, filet social obligatoire, indemnités de licenciement, restrictions sur les mises à pied et délais d’avis, limitations des heures d’ouvertures des commerces, assurance-chômage et autres indemnités) qui augmentent considérablement le coût de la main d’œuvre et qui fausse le marché, toujours selon doctrine néolibérale.
Les marxistes, quant à eux, nous apportent un élément de réponse avec la théorie de la destruction du travail par le capital : la tendance du capitalisme est de remplacer la main-d’œuvre par le capital pour augmenter le profit. Ceci se fait forcément au détriment de l’emploi. Par conséquent, l’existence du chômage est une bonne chose pour les « patrons » car elle engendre la baisse du coût du travail. D’ailleurs, Karl Marx ne parlait-il pas déjà de « l’armée de réserve de travailleurs », développé dans le chapitre 25 de son ouvrage Das Kapital?
Arrêtons-nous à présent sur Jean Charles Léonard Simonde de Sismondi. Cet économiste suisse, d’abord influencé par Adam Smith, embrassa la cause libérale et fréquenta les salons de Madame de Staël au sein du Groupe de Coppet (avant que ses théories n’entachent la constellation de Coppet). Son adhésion au libéralisme économique de Ricardo et Smith prendra fin en 1819 avec la publication des Nouveaux principes d’économie politique. Pour la première fois, un économiste évoque une nécessaire redistribution des richesses. Selon lui, loin d’assurer le bien-être de tous, le libéralisme économique accroît la misère des travailleurs parce que la concurrence exerce une pression à la baisse sur les coûts de production, et donc sur les salaires également, puis, le rythme élevé du progrès technique fait que les anciens résistent en bradant les prix et donc les salaires. Ajouter de la valeur c’est ajouter du capital fixe, des machines, des entrepôts, des forces aveugles de la nature qui ont été redirigées par l’intelligence et l’habileté qui sont autant de richesse future. Ce capital ne produit que s’il est fécondé par le travail, qui le met en mouvement. Sismondi ajoutera que le surplus et le profit sont accaparés par les riches, qui sont propriétaires du capital et de ce fait peuvent décider seul du partage de la valeur ajoutée, et de la richesse.
En ce sens où de nos jours la vélocité de circulation du capital (à l’aune du “progrès”?) n’a plus rien de comparable au facteur travail pour fructifier, le travail (comme facteur de production) tend à disparaître .
Le macroéconomiste de Cambridge, John Maynard Keynes, n’avait-il pas prédit, dès 1938, en estimant qu’avec l’augmentation de la productivité due aux machines, il suffirait en l’an 2000 que chacun s’astreigne à trois heures de travail productif par jour pour que chacun subvienne à ses besoins ? Pourtant on travaille toujours au moins 35 heures par semaine dans nos sociétés modernes, et la valeur-travail se porterait plutôt bien selon certains avis bien tranchés – alors qu’on devrait dire que la valeur travail s’accroche autant que faire ce peut. Pourquoi donc s’inquiéter ? Si l’Histoire a pour l’instant démenti le pronostic de John M. Keynes, c’est que tout n’était pas aussi simple. Tout d’abord, si l’évolution technique détruit des emplois, elle en fabrique en contrepartie selon le précepte schumpétérien de la « destruction créatrice ». Or, bien que l’économie digitale va temporairement pulvériser des pans entiers de l’économie marchande, en parallèle du progrès technologique et de l’innovation disruptive, que la nouvelle génération silencieuse (Z) et la génération (X) vivent déjà – à leur manière – une mise à la marge du monde du travail ; ce dernier n’arrêtant pas de se complexifier et le travail de se diviser, alimentant ainsi la « machine capitaliste » d’emplois de plus en plus précaires, pour ne pas dire des « Jobs à la c.n » en paraphrasant l’anthropologue américain David Graeber, alors oui…il y a en effet de quoi véritablement s’inquiéter sur les défis de demain laissés aux mains de la « science politique ».
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Une évidence, lorsque tous les garde-fous (y compris celui du levier fiscal) ont fini par sauter au profit de la politique politicienne (ou de l’incompétence crasse) !!!
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RAYMOND dit: 24 février 2022 à 14 h 33 min
La représentation du monde n’est point la vision du monde au sens philosophique. D’ailleurs, le mot “philosophie” aura même fini par prendre un sens si vague qu’il n’a plus grand-chose à voir avec ses leçons et significations d’origine. Il ne désigne plus “un savoir réfléchi”, autrement dit une “science” au sens le plus général du mot (Aristote), encore moins “l’examen rationnel de notions obtenues par abstraction” (Bacon) ou “l’étude de la sagesse” (Descartes), voire l’ambitieuse “connaissance la plus complètement unifiée” (Spencer) ou “la recherche des principes de la certitude” (Cournot). Loin de ces références historiques pourtant fondatrices, le terme “philosophie” renvoie désormais à n’importe quel modèle global de “représentation du monde”.
Une normalité tout aussi anormale, une banalité. Certes, visionnaire, Adam Smith avait saisi un élément clé lorsqu’il soulignait qu’”une fois le problème économique réglé, on pourra s’atteler à l’essentiel de la République philosophique” qui est la rencontre des questions premières qui se posent à l’humain, à savoir “la question du vivre ensemble”, “la question de l’amour” et “la question du rapport au sens”. Alors que le détracteur de Jean-Baptiste Say (loi des débouchés) John-Maynard Keynes (Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie) parlait de son côté “de l’au-delà de l’économie” et allait jusqu’à inciter ses collègues à l’humilité en postulant ceci: “Si les économistes pouvaient parvenir à ce qu’on les considère comme des gens humbles, compétents, sur le même pied que les dentistes, ce serait merveilleux!”
Et si l’on souhaite revenir sur Adam Smith, l’on pourrait aussi le qualifier de visionnaire lorsqu’il prédisait dans son ouvrage clé: La Richesse des Nations; que “la division du travail détruira les êtres humains et transformera les gens en créatures aussi stupides et ignorantes qu’il est possible de l’être pour un humain”. Une aubaine pour le nouveau capitalisme? La division du Travail corrélée à la stupidité et à l’ignorance, voilà de quoi nourrir le béhaviorisme et les avancées qui surviendront avec la discipline des “sciences comportementales” [y.c mes posts]
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https://michelsanti.fr/michel-santi/geopolitique-des-crises-economiques
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Aucune véritable introspection sur les laboratoires économiques du Chili et de l’Argentine; pas plus qu’envers celui de la Grande Bretagne…[avec mes commentaires]
https://michelsanti.fr/cout-de-lenergie/grande-bretagne-pays-pauvre
…puisque que le La se devait d’être donné par l'”Empire” étasunien (aussi bien idéologique et dogmatique que monétaire).
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“Il n’est plus possible de parler d’économie : c’est un schisme”.
– Parfaitement d’accord avec toi, mon cher Michel !