«La pierre a contribué à appauvrir l’Occident»

octobre 30, 2013 0 Par Michel Santi

Mon interview dans “La Tribune de Genève”:

29.10.2013 | 09:43

Pour l’économiste franco-suisse Michel Santi, l’immobilier nuit à nos économies et creuse les inégalités sociales
L’immobilier serait-il un fléau économique? La question peut se poser. Il y a quelques mois, deux professeurs d’économie anglo-saxons, David G. Blanchflower et Andrew J. Oswald, avaient publié une étude dont la conclusion mettait en évidence (sans pouvoir vraiment l’expliquer) une corrélation statistique troublante entre un nombre de propriétaires immobiliers élevé et un nombre de chômeurs élevé aussi dans plusieurs Etats des Etats-Unis d’Amérique (lire l’édition du 2 juillet de ce supplément) .

Et voila qu’au début d’octobre, un autre économiste, le Franco-Suisse Michel Santi, membre notamment du World Economic Forum (WEF) et de l’Institut français des relations internationales (IFRI), signait sur son site internet (www.gestionsuisse.com) une chronique dans laquelle il estime que la pierre est néfaste pour les économies et les sociétés de l’Occident. Interview.

Pourquoi cette charge contre l’immobilier? Comment la pierre peut-elle avoir un impact aussi négatif socio-économiquement que celui que vous décrivez?

Ce n’est pas tant l’immobilier lui-même que je critique, mais l’évolution folle du marché de la pierre au cours de ces dernières années, ainsi que les politiques publiques en Occident qui favorisent ce même marché et accentuent ses dérives.

Plusieurs gouvernements offrent des déductions fiscales corrélées aux prêts hypothécaires et aux rénovations/travaux immobiliers. De leur côté, des établissements financiers n’hésitent pas à solliciter les propriétaires pour augmenter leur financement en cas d’appréciation de la valeur de leur bien immobilier. Le résultat est que, dans nombre de pays, l’association de la volonté publique et des intérêts privés se traduit en une situation où les avoirs des ménages se réduisent à leur seul bien immobilier. Or, l’immobilier est un actif souvent volatil, dont la valeur est difficile à quantifier, qui occasionne divers frais (entretien, charges de copropriété), et dont la (re)vente prend parfois plusieurs mois. Qu’arriverait-il pour ces ménages si la valeur de leur bien se dépréciait?

En outre, il faut comprendre que le système économique libéral est basé sur la consommation. Or, lorsqu’on achète un bien immobilier, la somme investie est forcément «immobilisée» et n’est donc n’est pas utilisée à consommer d’autres biens. Cela contribue à pénaliser l’activité des branches économiques autres que celles de l’immobilier et de la construction. Surtout en période de crise économique, comme actuellement, où l’argent a d’autant plus besoin de circuler.

Ainsi, ces politiques publiques d’aide à l’accession à la propriété qui encouragent les acquisitions immobilières, réduisent d’autant le pouvoir d’achat des ménages et découragent indirectement le développement de nouveaux talents, ces derniers se retrouvant privés de liquidités placées dans la pierre. Ce faisant, l’Etat créé une distorsion majeure dans l’allocation du capital, favorise les lobbies liés au marché immobilier et nuit aux transferts équitables des richesses.

Pire, en consentant une fiscalité avantageuse aux propriétaires et à toute la chaîne qui gravite autour du marché de la pierre, il participe activement de cette raréfaction immobilière et des flambées de ses prix, et donc contribue à la formation de bulles spéculatives aux effets dévastateurs pour l’ensemble de l’économie. Je rappelle que la récession économique mondiale que nous vivons depuis 2007 fait suite à la crise immobilière dite des subprimes aux Etats-Unis (ndlr: crise provoquée par l’incapacité de nombreux ménages étasuniens à rembourser ce type de prêt hypothécaire, dont le taux d’intérêt était particulièrement élevé) . Et l’histoire de ces trente dernières années nous a montré que toutes les crises qui ont été initiées par l’immobilier ont été les plus longues et les plus difficiles à résorber. Loin de contribuer à la prospérité de nos pays, les flambées immobilières de ces dernières années pourraient bien avoir fondamentalement contribué à l’incontestable appauvrissement de notre Occident.

Restons sur le plan économique. Vous citez une étude de la banque Goldman Sachs qui conclue que le PIB des Etats-Unis, estimé à 2% pour cette année, serait en réalité, sans l’escalade du marché immobilier, à – 1%? On a plutôt envie de dire «heureusement qu’il y a la pierre pour soutenir la première économie du monde». Pourquoi ce fait vous inquiète?
La reprise économique actuelle aux Etats-Unis est soutenue fortement par l’immobilier. Mais cette reprise est timide, fragile. On peut craindre qu’elle ne soit sapée en cas de hausse des taux d’intérêt. Déjà, cet été, on a assisté outre-Atlantique à une évolution à la hausse de ces taux avec, pour conséquence, un ralentissement dans le marché immobilier.

En même temps, le développement du marché de la pierre créé des emplois; dans la construction, puis dans l’immobilier proprement dit. C’est plutôt positif, non?

Le problème est que, dans plusieurs pays, le secteur immobilier capte une part importante des flux et des investissements financiers et représente une bonne part de l’épargne. En outre, une étude réalisée pour l’OCDE (ndlr: Organisation de coopération et de développement économiques) a montré que plus la part du secteur de la construction est élevée dans l’économie d’un pays, plus celles de l’industrie et de l’exportation sont faibles, et le constat est empirique. Par ailleurs, il apparaît qu’en général, les métiers dans la branche de la construction ne sont pas des professions à forte valeur ajoutée.

Revenons aux foyers. Permettre à des ménages de devenir propriétaires, et ainsi de se constituer une épargne pour eux et leurs descendants, n’est-ce pas une bonne chose?

L’index «Better Life» de l’OCDE, le dit sans équivoque: il n’existe nulle relation de cause à effet entre l’accès à la propriété et la qualité de vie. De même, ce ne sont pas les nations aux économies les plus développées, ni même celles dont les citoyens jouissent des plus hauts revenus, qui ont le pourcentage le plus élevé de propriétaires. C’est le cas de la Suisse et de l’Allemagne, des pays riches, dont le nombre de propriétaires est parmi les plus faibles. Inversement, le Mexique, le Népal ou la Russie sont des économies modestes, voire pauvres, alors que le taux de propriétaires dans la population atteint jusqu’à 80%.

Vous dites même que «l’accès à la propriété immobilière constitue une régression sociale fondamentale». Comment?
L’accumulation de richesses immobilières ne profite qu’à ceux dont les parents sont propriétaires et desquels ils hériteront. La propriété immobilière perpétue ainsi un système basé sur la succession. Or, ce système défavorise indiscutablement les laissés-pour-compte privés d’ascenseur social. L’encouragement de l’accès à la propriété ne bénéficie malheureusement pas aux pauvres: dans leur écrasante majorité, ils restent locataires.

Une politique publique digne de ce nom devrait au contraire avoir pour objectif de rendre le marché immobilier accessible à l’ensemble de la société. Au lieu d’aider à siphonner les ressources au profit de l’immobilier, l’Etat devrait donc s’employer à circonscrire la fièvre spéculative de ce marché, en pesant sur lui pour en restreindre l’escalade irraisonnée de ses prix.

Lien: http://www.tdgimmobilier.ch/la-pierre-a-contribue-a-appau-vrir-loccident.html

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