Briser les monopoles pour sauver nos sociétés

Briser les monopoles pour sauver nos sociétés

janvier 19, 2022 20 Par Michel Santi

 

Il y a encore un petit quart de siècle, l’industrie maritime était hautement régulée. Jusqu’à ce qu’un puissant cartel dirigé par les trois plus importants armateurs du monde vienne rabattre les cartes en persuadant les autorités américaines de bouleverser la donne. Pourtant, le XXème siècle avait joui d’un transport maritime jugé d’utilité publique, et règlementé en tant que tel puisqu’il transportait en effet avec efficacité et rapidité des biens accessibles et bénéficiant à tous les usagers et consommateurs à travers la planète. Certes, les compagnies de fret maritime étaient-elles libres de se concerter pour fixer leurs prix comme pour emprunter certaines voies. Néanmoins, ces processus se réalisaient en transparence et surtout avec équité et sans discrimination géographique ni tarifs préférentiels accordés aux amis de quelque origine ou de nature qu’ils fussent. En fait, toute la chaîne des intervenants – y compris bien-sûr les transporteurs – partageaient à l’unisson une position semblable – morale et pragmatique – selon laquelle les flux commerciaux devaient prospérer grâce à des tarifs abordables pour tous.

Un coup d’arrêt brutal fut hélas donné à cette entente cordiale à la faveur – à dire vrai plutôt à la défaveur – de l’ «Ocean Shipping Reform Act» voté en 1998 par le Congrès des Etats-Unis qui se solda par une trilogie de compagnies qui dominèrent rapidement à elles seules près de 85% du transport maritime. Aujourd’hui, il faut impérativement  passer par l’une d’elles pour envoyer par cargo quoique ce soit où que ce soit, et ce dans un univers où les «deals» confidentiels voire secrets sont désormais la règle et plus l’exception. Pire encore puisque depuis début 2021, les rapports de force sont devenus démesurés, outranciers. Désormais, obtenir facilement un container relève du parcours du combattant car certaines sociétés exportatrices ou importatrices de biens et marchandises doivent attendre jusqu’à 7 semaines avant d’être en mesure de mettre la main sur cette denrée devenue rarissime. Aussi, les délais de livraison de port à port se sont-ils allongés en fonction, passant de 60 à 120 jours, le tout saupoudré de prix ayant doublé en quelques années, en données corrigées des variations des prix de l’énergie.

En résumé, ce trio infernal ayant misé à fond et ayant profité à fond de la dérégulation constitue désormais un monopole tout puissant qui engrange des profits surréalistes, indécents, dans un contexte de marché concurrentiel qui n’existe plus, car le marché c’est eux ! Voilà par exemple le géant Maersk qui réalise son plus important bénéfice en 117 ans. D’où la question : ces entreprises affichent-elles la moindre préoccupation – ou le moindre égard – vis-à-vis des chaînes de production et d’approvisionnement ou ne sont-elles hantées que par leurs propres intérêts ? Question légitime dans un contexte où il arrive souvent que des containers envoyés de Chine vers les Etats-Unis s’en retournent vides, sans attendre de charger de quelconques produits agricoles ou marchandises pour approvisionner les pays sur leur chemin du retour, tant cet itinéraire Chine/USA leur est lucratif.

Il faut reconnaître que ce cartel bénéficie depuis une vingtaine d’années d’appuis publics déclarés ou, pour être politiquement correct, d’une conjonction astrale hyper favorable. C’est ainsi que ses cargos ne peuvent décharger leurs marchandises que dans certains ports spécialement aménagés à cet effet, alors que certains pays ne disposent pas de camions ni de conducteurs en quantités suffisantes localisés au même endroit pour livrer ces biens. Quant au transport ferroviaire qui aurait parfaitement bien pu prendre le relais afin de livrer ces marchandises vers les entrepôts et les distributeurs, il a été démantelé dans un pays sophistiqué et grand consommateur comme les Etats-Unis. Wall Street exerça en effet une intense pression, exigeant que d’autres types de monopoles contrôlent et démembrent le rail pour optimiser les profits et pour faire envoler les cours en bourse, toujours sous le regard clément des autorités.

Les monopoles et l’appât d’un gain tout aussi massif qu’immoral contribuent donc à désosser notre économie et à saper dangereusement notre pouvoir d’achat. La pénurie des semi-conducteurs, ce composant crucial pour nos véhicules, raconte exactement la même histoire. Les Etats-Unis n’en étaient-ils pas l’un des plus importants fabricants, jusqu’à ce que l’Etat fédéral autorise Intel (à l’époque leader US) de racheter quasiment tous ses concurrents américains, puis de délocaliser la majorité de sa production pour prosaïquement réduire ses coûts ? L’action d’Intel put dès lors flamber en bourse du fait d’investisseurs heureux, mais cette entreprise fut dans l’impossibilité de répondre à la demande mondiale à partir du moment où les usines en Asie durent fermer pour cause de Covid. Toujours la même histoire donc, car les prix de ces semi-conducteurs – et de nos autos et de nos téléphones cellulaires – s’envolèrent du fait de cette raréfaction provoquée par un monopole. Scénario identique pour la viande aux USA – pourtant cruciale pour les citoyens américains qui en sont grands mangeurs – car ce marché est contrôlé à 85% par 4 sociétés dans un environnement presque pas réglementé. Résultat ? Des tarifs à la consommation du bœuf, du porc et du poulet en hausse aux USA de 25% depuis l’automne 2020, accompagnés d’une flambée des profits de ce quatuor monopolistique de plus de 300%.

La concentration extrême, les monopoles, la financiarisation prennent aujourd’hui en otages nos chaînes d’approvisionnement et ce n’est pas la hausse des taux d’intérêt de la part de nos banques centrales qui remédiera à cette augmentation généralisée des prix se manifestant désormais partout de manière inquiétante. Il fut un temps où la politique monétaire était en effet l’arme privilégiée et conventionnelle pour lutter contre l’inflation. Aujourd’hui, c’est une guerre sans merci qu’il faut contre les monopoles pour protéger notre niveau de vie.

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