
L’avenir de l’Europe passe par la réhabilitation des experts
Extraits de mon intervention lors du colloque privé sur l’avenir de l’Europe, organisé le 8 mars par l’Université de Genève, aux côtés de Jean-Claude Trichet et de Jean-Pierre Roth, anciens Présidents de la Banque Centrale Européenne et de la Banque Nationale Suisse.
Croissance depuis 2009 : Chine + 139%, Inde + 96%, Etats-Unis + 34%, Europe – 2%.
Ces chiffres racontent l’histoire du déclin macro économique de l’Union Européenne qui se retrouve dans une spirale. Le manque de réactivité de nos politiques publiques, suite à la crise financière, a provoqué une compression des importations ayant conduit les membres de l’euro les plus touchés à voir leur balance des paiements devenir excédentaire alors que celle-ci était en déficit précisément grâce à leurs importations. A son tour, ces excédents soutiennent la valeur de la monnaie unique qui étouffe la croissance… Le fait est que les QE (baisses de taux quantitatives) ont eu peu d’effets sur la croissance européenne. En réalité, la politique monétaire de la BCE n’a pas vraiment eu les effets escomptés car c’est principalement à la Chine que l’Europe doit ses quelques bonnes statistiques. La croissance européenne ne réagit pas comme prévu en 2015 et en 2016 – qui furent les deux premières années des QE – car le commerce mondial évolua au taux anémique de 3%. Comme l’Europe est fortement dépendante pour sa survie de ses exportations, ce n’est qu’à la faveur des stimuli chinois que sa croissance put se rétablir à des niveaux décents en 2017, et pour cause car le commerce mondial put croître cette même année de 5%. Autrement dit, alors qu’il est tentant d’attribuer l’amélioration de la croissance européenne de 2017 aux QE, c’est aux effets bénéfiques de la reprise du commerce mondial que notre continent fut redevable de son embellie. Toutes choses étant égales par ailleurs, c’est le «deleveraging» des chinois et les angoisses de vulnérabilité extrême de leur système financier qui pèsent désormais sur le commerce mondial et qui ralentissent en toute logique notre déjà faible croissance.
Dans ce contexte, l’arrêt annoncé de ses QE par la BCE aura pour conséquence la hausse des taux d’intérêt que bien des nations européennes ne pourront assumer, du fait de taux réels élevés qu’elles subissent déjà, d’une très faible productivité, et enfin d’un euro qui ira en s’appréciant alors que son niveau réel est aujourd’hui plus élevé que lors du lancement des QE… ! Les pays les plus fragilisés de la zone euro devront à nouveau dépendre des seuls marchés financiers pour être en mesure de se financer, et ce dès cette année qui sera donc marquée par l’interruption du Programme spécial de la BCE. Mario Draghi a beau assurer que son établissement dispose des «instruments» pour combattre une éventuelle et énième récession, il n’en reste pas moins que – sous sa forme actuelle – l’Euro est l’héritier direct de l’étalon or. Le vice de forme congénital de l’euro est que l’Union est comme paralysée car elle n’a nul Plan B lorsque sa politique monétaire est peu ou pas efficace. Comme la puissance de feu de la BCE ne semble avoir produit que peu d’effets pour diverses raisons que nous ne développerons pas ici ( trop peu, trop tard, etc…), la logique voudrait que ce soit la politique budgétaire et fiscale qui en prenne le relais…mais c’était compter sans cette phobie des déficits qui tétanise littéralement les dirigeants européens.
La théorie selon laquelle un déficit public élevé neutralise l’investissement privé en exerçant une pression haussière sur les taux d’intérêt n’est en effet pas à prendre en considération dans un contexte de «zero lower bound», c’est-à-dire de taux nuls comme ceux que l’on a actuellement. Et il est possible d’agir sur la relance de la consommation qui, elle, peut très efficacement propulser les investissements privés. Bref, les préoccupations macro économiques légitimes relatives aux déficits publics élevés ne sont plus d’actualité dès lors que le plancher du taux 0 est atteint, sachant que tout bon stimulus budgétaire et fiscal est par définition provisoire. En outre, cette position intransigeante par rapport aux déficits est peu compréhensible lorsque les dettes publiques sont émises dans la monnaie de l’emprunteur : en d’autres termes lorsque le pays est réellement souverain car il émet en toute liberté sa propre monnaie, comme pour l’Union européenne, la Grande Bretagne ou le Japon. A moins que cette démarche consistant à viser l’équilibre budgétaire parfait ne soit une nouvelle tentative de rétrécir encore et toujours les prérogatives de l’Etat ?
Les divers gouvernements européens s’en lavent donc quasiment les mains et semblent compter quasi entièrement sur la BCE pour atteindre des seuils d’inflation compatibles avec une croissance saine et pérenne. C’est comme s’ils avaient délégué leurs pouvoirs à la BCE qui est tout au plus capable de lisser et d’atténuer les récessions, car les banques centrales ne sont que rarement en mesure de relancer la croissance par la seule activation du levier de leurs taux. Instrument extrêmement puissant et dont on ne peut se passer, la politique monétaire n’est toutefois pas suffisamment puissante pour agir efficacement toute seule, c’est-à-dire en l’absence des renforts et du soutien des politiques budgétaires. Les stabilisateurs automatiques, la baisse du chômage et une meilleure régulation financière sont plus efficients qu’une politique monétaire appliquée par une banque centrale. En outre, il est indéniable que la politique monétaire de nos banques – qui a de facto été la seule variable d’ajustement ces dernières années – a largement contribué à créer un nouveau monstre tant les valorisations boursières semblent irréalistes ! Ce faisant, les banques centrales ont fait des gagnants et des perdants, ce qui est normalement du ressort exclusif des politiques. Seuls les exécutifs politiques sont donc responsables de cette situation tout aussi inédite que déplorable où les taux d’intérêt des nations occidentales sont poussés en-deçà du zéro – en territoire négatif – afin de pallier aux déficiences de politiques timorées. La politique monétaire a donc logiquement pris le relais de la politique – de la vraie – car les banquiers centraux n’ont pas eu d’autre choix. La toute puissance actuelle des banques centrales ne révèle donc que l’échec patent de nos politiques, comme elle reflète par ailleurs l’incapacité des marchés financiers de se passer de leur dose désormais régulière de shoot monétaire.
En résumé, les banquiers centraux ont été forcés de sortir de l’ombre pour assumer des responsabilités qu’ils n’ont jamais demandées mais auxquelles d’autres se sont dérobés. De prêteurs en dernier ressort, les banquiers centraux sont devenus des prêteurs en premier ressort ! Toujours est-il que nos banques centrales se sont fort bien débrouillées durant la crise financière – je veux dire eu égard à leur solitude extrême – et en l’absence d’appui émanant de politiques budgétaires appropriées. Pour autant, comme nos démocraties ne peuvent se satisfaire de l’omnipotence de personnages non élus, nos femmes et nos hommes politiques doivent prendre leurs responsabilités. Quoiqu’il en soit, vivant aujourd’hui une époque où les populistes ne cessent de stigmatiser les experts, c’est bien à ceux-ci, et c’est bien à la BCE, que nos nations européennes doivent d’avoir tangué violemment, sans pour autant couler, durant la crise financière. Le recours direct au peuple a bien démontré – parfois par l’absurde – à quel point il est problématique d’organiser des référendums sur des sujets trop techniques. Il est donc temps de réhabiliter les experts.
Chers lecteurs,
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Bien sincèrement,
Michel
Réhabiliter les experts hétérodoxes? Il ne fait aucun doute, comme chasser la pensée dominante et réhabiliter – au sein des milieux académiques et des hautes écoles – le pluralisme en “sciences économiques et sociales”.
Quant aux experts dits “mainstream”, de mouvance idéologique néo-libérale ou ordo-libérale, et les dogmes monétaristes, ont suffisamment fait de dégâts que cet ensemble schizophrénique peut être jeté aux gémonies.
Pour ce qui a trait à présent des pouvoirs publiques (ceux que je nomme depuis plus d’un luste, sur ce blog, “les porteurs de chasubles”, peut-être devraient-ils se souvenir que la “Public Choice” théorie a déjà mis à nu le côté sombre de leurs biais cognitifs. Enfin, depuis la crise de 2008, bien que l’ombre des travaux de Keynes se rappelle à eux avec véhémence, leur autisme demeure aussi déconcertant que pitoyable et pour quel résultat!
Cher Raymond, vous avez en effet complété ma pensée – et je vous en sais gré. Oui : réhabiliter l’hétérodoxie.
Ce qui m’étonne que vous considériez encore aujourd’hui le PIB comme le bon instrument de mesure ! DE plus, l’hétérodoxie -purement entendue comme un retour vers l’orthodoxie keynésienne- ne suffit pas ! Le changement de “paradigme” doit aller plus loin qu’une querelle d’école : l’Economie Politique (car il n’y pas de Science Economique, seulement des connaissances empiriques des “façons” de raisonner!)…Il N/Vous faut considérer que la capitalisme – à ne pas confondre avec le Marché ou la liberte et la concurrence- est arrivé en fin de course : la prépotence de la recherche de la “Rente” (et sa “fonctionnalité”) est au cœur du débat…Lire MS ou “Raymond” est toujours un plaisir !
Bonjour Bernard Halleux,
Voici mon intervention du 07 janvier 2019 / 16:22 sur le blog de Sergio Rossi. Professeur d’économie à l’Université de Fribourg, Suisse, où il dirige la Chaire de macroéconomie et d’économie monétaire, et Senior Research Associate à l’International Economic Policy Institute de la Laurentian University au Canada.
Eh oui cher professeur Rossi, il devient de plus en plus indéniable que la caste des économistes orthodoxes (mainstream) et leurs laquais (les politiciens, les chefs d’entreprise et les institutions financières) ont fait main basse sur l’économie réelle. Mais l’expression « économie réelle » a-t-elle encore du sens à l’ère de « l’économie Coca Zéro » , pour reprendre le titre de l’excellente chronique de Mme Myret Zaki (Bilan) ?
https://www.bilan.ch/opinions/myret-zaki/l_economie_coca_zero
Effectivement, la nature même du « PIB est désormais obsolète », pour paraphraser l’économiste hétérodoxe, Joseph Stiglitz, car ce thermomètre reste imparfait eu égard aux nombreux agrégats déjà pervertis par l’idéologie néolibérale. Pourtant, et bien que « la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social » – présidée par ce Prix Nobel d’Économie – eu rendu son verdict, l’obscurantisme continue encore et encore à tracer sa ligne de front. Il faudra attendre le WEF de Davos, en janvier 2016, pour assister à nouveau à la fronde de Joseph Stiglitz, prônant que les instruments de mesure de l’activité économique doivent urgemment évoluer. Pour ce qui a trait à l’économiste hétérodoxe, Paul Krugman, lui aussi titulaire du Prix de la Banque de Suède en sciences économiques, il publiera une critique éloquente du PIB dans une tribune: « Le Viagra et la richesse nationale symbolise la problématique ambiguë d’un produit, le Viagra, qui donne du bonheur aux utilisateurs/consommateurs alors que sa présence dans les statistiques de production est quasiment absente ». Les politiques sont-ils à ce point des schizophrènes pour créditer sans broncher cette guerre des chapelles menée depuis des décennies par les économistes orthodoxes (mainstream) ? Comme chacun devrait le comprendre comme une évidence, les chiffres ne sont plus des indicateurs fiables de l’économie, dès lors, la réalité s’invite brutalement.
https://www.bilan.ch/opinions/myret-zaki/cette-fois-le-krach-est-social
BLS (Chiffres U3 & U6)
https://www.bls.gov/news.release/empsit.t15.htm
Shadowstats
http://www.shadowstats.com/alternate_data/unemployment-charts
Après ce bref exemple (parmi tant d’autres) accessible à tout un chacun, il n’est pas inintéressant d’observer cette courte histoire des bourses (eu égard à l’accroissement exponentiel des inégalités et des saccages sociaux)…
https://i2.wp.com/michelsanti.fr/wp-content/uploads/2018/12/sell.jpg?w=1200&ssl=1
…Puis, pour les plus avertis, d’appréhender la lecture du schéma sous l’angle du « Paradoxe de la tranquillité » de l’économiste Hyman Minsky. Des travaux que les économistes orthodoxes (mainstream) ont soudainement découvert en se mordant les doigts, post 2008. De la même manière que ces dogmatiques ont ignoré les travaux de l’économiste hétérodoxe, Robert Shiller, en 1981, et qui avait pourtant mis en lumière les limites de la « théorie des marchés efficients ». Ce même professeur d’économie qui a coorganisé – depuis 1991 – des colloques de la NBER sur la finance comportementale avec le récemment Nobélisé (2017), Richard Thaler. N’est-il pas anecdotique, finalement, de constater que le professeur d’économie, Richard Thaler, de l’École de Chicago (la Mecque des économistes mainstream, le temple des monétaristes Friedmaniens et du néolibéralisme) y ait non seulement poursuivit sa trajectoire de chercheur non conformiste dans ce milieu longtemps figé dans les certitudes théoriques, mais également d’avoir sapé les fondements de cette science officielle (mainstream) qui ne croit qu’aux marchés efficients ? Dans « Misbehaving », publié en français le 4 octobre 2018, ce chercheur raconte sa trajectoire dans ce milieu où les dogmes sont religion :
http://www.seuil.com/ouvrage/misbehaving-richard-h-thaler/9782021393972
Bien à vous Bernard
Bonjour “Raymond”
Je n’ai pas eu/pris le temps d’exploiter toutes vos ressources théoriques, dont j’apprécie souvent la pertinence et la qualité.
Deux réflexions :Perso, je n’invoque pas les dieux, même si un d’entre eux s’appelle Keynes, dont MS et vous me semblez des adeptes et à travers le PIB, c’est un interrogation fondamentale sur la fonction de l’Economie qui est en cause : à quoi sert -elle ? ou comment faire” plutôt que “A qui sert-elle” ?…Comme je pense l’avoir compris dans nos échanges réguliers antérieurs dans un autre espace médiatique, nous partageons l’analyse marxiste tout en étant pas communiste.Vous connaissez ma quête, mon exigence de “changer de paradigme”, ma détestation de la “rente” (et il n’y a pas qu’une rente capitaliste)…J’aimerais que vous ou MS, à partir de vos expériences personnelles, de vos connaissances personnelle, vous participiez à la création de ce nouveau paradigme….A+
Bien à vous, Raymond
mais nous essayons d’y participer Bernard… même s’il est très très dur de faire bouger l’orthodoxie.