
Où est le capitalisme d’antan ?
Pourquoi avons-nous oublié Henry Ford et sa sagesse alors que notre contexte actuel de croissance irrégulière – voire inexistante – impose d’appliquer ses recettes ? Souvenons-nous en effet de sa décision révolutionnaire de 1914 qui consistait à payer ses ouvriers le salaire sans précédent de 5 dollars par jour. Il n’était certes pas (seulement) mû par une volonté de justice sociale car, et de l’aveu même de Ford, des revenus élevés garantiraient une croissance stable et étaient, en conséquence, bons pour les affaires. C’est ainsi que des salaires modiques sont promoteurs d’incertitude et de ralentissement économique tandis que l’inverse stabilise les entreprises qui fidélisent ainsi leurs salariés devenant à leur tour de bons clients… Henry Ford fut ainsi un pionnier de ce « cercle vertueux de la croissance » qui devait présider à l’avènement de la gigantesque classe moyenne américaine constituée de travailleurs très correctement rémunérés. C’est-à-dire de consommateurs en puissance avec, à la clé, des effets bénéfiques pour l’ensemble des acteurs économiques, et donc de l’emploi.
Après la longue parenthèse de la Grande Dépression et du second conflit mondial, cette générosité intéressée put ainsi essaimer à travers toute l’économie US. Et ce, particulièrement grâce à des syndicats puissants qui purent négocier avec succès des hausses de salaires et des avantages sociaux intéressants, dans un contexte de patrons jouant volontiers le jeu. Ce qui devait donner le signal de départ d’une période « vertueuse » de croissance faste – soit entre 1945 et le début des années 1970 – en dépit d’une fiscalité encore plus lourde que celle en vigueur actuellement. Car il n’est pas de croissance pérenne sans équité, laquelle était unanimement ressentie à travers toute la classe des salariés et des ouvriers, contrairement à l’injustice et au mépris qui lui sont prodigués de nos jours. Ce capitalisme de papa avait effectivement pour préalable incontournable d’associer étroitement patrons et travailleurs qui partageaient une même destinée et qui étaient tous constitutifs de cette même famille entrepreneuriale. Voilà pourquoi un homme comme Frank Abrams, Président de la Standard Oil du New Jersey pouvait affirmer que « le travail de direction est de maintenir un équilibre juste entre les demandes des différents groupes d’intérêt », autrement dit entre les « actionnaires, les employés, les clients et le grand public ».
Cette mentalité capitaliste bienveillante partait donc du principe selon lequel un salarié productif est nécessairement un homme (ou une femme) en mesure de prévoir sereinement son avenir économique et financier. Le fait – incontestable – est que la productivité des travailleurs américains put doubler entre 1948 et 1973, en tandem avec les salaires…jusqu’à ce qu’un changement insidieux et maléfique bouleverse la donne vers le milieu des années 70. La productivité des entreprises US put ainsi jouir d’une augmentation de l’ordre de 80% entre 1973 et 2010 et, ce, tandis que les salaires augmentèrent de seulement 10% sur cette même période et que, comme on ne le sait que trop, les bénéfices des actionnaires connurent une explosion tout aussi hyperbolique qu’irrationnelle. Une des raisons fondamentales de la récession subie depuis 2007 consiste ainsi en une combinaison de profits sans précédents pour l‘actionnariat pendant que l’immense masse des salariés subissait une stagnation de ses revenus. D’où la lente disparition de la classe moyenne déplorée par nombre de politiques, d’économistes et d’observateurs, qui n’est en réalité que la conséquence directe de cette préférence absolue accordée au petit monde des actionnaires.
De nos jours, le déclassement est venu avec la globalisation et il en est l’effet collatéral, à l’instar de ces entreprises tentaculaires qui gèlent leurs salaires et avantages sociaux pendant qu’elles enregistrent des bénéfices records… N’est-il pas temps aujourd’hui de rendre un peu à cette classe moyenne ce qui lui revient, ne serait-ce que pour des motifs égoïstes et intéressés, car c’est de son seul rétablissement que les entreprises – et donc l’économie – pourront bénéficier de prospérité sur le long terme ? L’urgence serait de redéfinir aujourd’hui un nouveau contrat social.
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Michel
Le capitalisme d’antan a non seulement été précipité dans les oubliettes du temps, au profit du nouveau capitalisme où l’économie « scalping » – pour emprunter la terminologie aux spéculateurs – n’est plus que le maître (maux), mais cette régression a également facilité l’empoussiérage de la devise de Harvard : « Veritas ». En effet, si la vérité est rarement douce à entendre, elle est presque toujours amère. Nous voici donc dans un véritable « Déclin du courage ».
Extrait du discours prononcé par Alexandre Soljénitsyne, prix Nobel de littérature(1970) à Harvard le 8 juin 1978. Il condamne alors les deux systèmes économiques -le communisme et le capitalisme. Il dénonce surtout la chute spirituelle de la civilisation.
http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMDictionnaire?iddictionnaire=1680
Bonjour Bruno Thomas,
Permettez-moi de vous apporter quelques éléments facilitant l’élargissement du champ de réflexion : Renversement des valeurs et dévoiement de la pensée économique.
Alors même que l’État se devait d’être le gardien de l’Intérêt général, c-à-dire le régulateur du capitalisme en suivant une logique libérale, son abnégation a néanmoins permis aux idéologues du « laisser-faire » de corrompre celui-ci. Faut-il véritablement s’étonner – à présent – que les déviances de l’idéologie libérale, par les plus extrémistes de l’économie de marché, et les porteurs du spectre de la pensée dominante,(mainstream) aient détruit le Libéralisme – et avec lui le capitalisme d’antan – au profit d’un concept fascisant totalement dévoué à une caste oligarchique? Revenons à partir des années 1950 où les travaux qui commencent à suspecter les défaillances de l’État émergent publiquement, entre autres à l’aide du « paradoxe » de Kenneth Arrow, de la théorie du « Public Choice » de James McGill Buchanan, ou encore plus tard avec les travaux d’Elinor Ostrom portant sur « Analysis of economic governance, especially the commons », on retiendra que la nouvelle économie a plaidé en faveur d’un État limité grâce au soutien des économistes « mainstream » de l’époque qui ont toujours appréhendé l’État, que dans une perspective microéconomique. Souvenons-nous quand cette grande entreprise américaine, la General Electric, décida de former ses cadres à la nouvelle pensée économique en partenariat avec la Foundation For Economic Education (Leonard Read et Henry Hazlitt), elle choisit les œuvres de deux Autrichiens, Hayek et Mises, de deux Anglais, Cobden et Bright, et d’un Français, Frédéric Bastiat. Et, plutôt que de recruter un professeur d’économie, elle recruta un communicateur professionnel, capable de faire passer le message du « laisser-faire » en termes simples, Cet acteur en communication ne fut autre que Ronald Reagan. En 1964, après 10 ans passés à transmettre une « idéologie coercitive » à travers tout le pays, Reagan soutiendra la campagne présidentielle du candidat républicain conservateur Barry Goldwater. Il prononca le 27 octobre à la télévision un discours resté célèbre : « A Time for Choosing ». Parlant au nom de Goldwater, Reagan y défend la nécessité d’un « small government ». C’est aussi dans cet environnement visant à déboulonner le gardien de l’Intérêt général que « deux œuvres » ont particulièrement touché le grand public. Tout d’abord le livre Capitalisme & Liberté, du père spirituel des adeptes du monétarisme, Milton Friedman, publié en 1962, puis sa propre série d’interventions télévisées (comme autant de paroles spirituelles percolées auprès des masses ayant toujours ancré, à la profondeur de leurs biais cognitifs, les dérives des régimes communistes?) réalisées en 1980 et intitulée Free to Choose (en français : La Liberté du choix). Dans Capitalisme et liberté, Milton Friedman explique sa théorie selon laquelle la réduction du rôle de l’État dans une économie de marché est le seul moyen d’atteindre la liberté politique et économique. Plus tard, dans La Liberté du choix (Free to Choose), Milton Friedman, père spirituel du monétarisme, cherchera à démontrer la supériorité du (néo) libéralisme économique sur les autres systèmes économiques.
Toujours dans le contexte de ses années là – authentique transfiguration des sciences économiques, du monde financier, et de la nature des politiques, comment ne pas se rappeler de ces quelques mots prononcés par l’habile conservateur, acteur et communicant, Ronald Reagan, le 20 janvier 1981, alors qu’il était justement investi comme quarantième président des États-Unis ? « In this present crisis, government is not the solution to our problem; government is the problem ». Un changement de paradigme à pas forçés.
Si l’on raisonne à présent avec une échelle macroéconomique, que ce soit pour justifier l’action de l’État (perspective keynésienne) ou la déprécier (école des anticipations rationnelles), les arguments différent et pourtant, en forçant quelque peu le trait, les phases connues par la pensée macroéconomique sont plus ou moins similaires à celles connues par la pensée microéconomique de l’État : âge d’or de l’intervention de l’État avec la révolution keynésienne et la synthèse néoclassique, suivi d’une méfiance envers les effets de son action avec l’école des anticipations rationnelles au travers des années 1970-80. La pensée macroéconomique moderne a néanmoins élaboré de nouveaux arguments en faveur de l’intervention de l’État (école des nouveaux keynésiens, modèles de croissance endogène…), arguments renforcés par certaines études empiriques comme celle par exemple d’Olivier Blanchard et Daniel Leigh du FMI : « Growth forecast errors and fiscal multipliers », IMF Working Papers, 2013. Enfin, si l’on retient ce propos de James McGill Buchanan : « Good games depends more on good rules than they depend on good players » (en d’autres termes, « si vous voulez améliorer la qualité de l’action publique, améliorez les règles du jeu et non pas les joueurs ») et que l’on y intègre la volonté d’un « État fort » comme scandaleusement postulé (à dessein) par Jean Tirole à l’occasion de l’attribution de son prix Nobel d’économie en 2014, alors on est en droit de se poser la question suivante: – Faut-il attendre d’un « État fort » qu’il soutienne le « néolibéralisme globalisé » au détriment de la notion d’« Intérêt général » ? Et à la lumière de la tirade de James McGill Buchanan, il est néanmoins surprenant de constater à quel point « la démocratie libérale » s’est imposée dans la vie politique en « triant ce qui est ou non acceptable pour les institutions internationales de la finance et du commerce » et « désavoue les souverainetés populaires et nationales », comme le relève très bien le psychanaliste français Roland Gori (professeur émérite de psychologie et de psychopathologie clinique à l’Université Aix-Marseille), pour finir par renchérir : Quand « la police des pensées et des comportements est assurée par les nouvelles formes sociales de l’évaluation qui réduisent la notion de valeur à la conformité et au calcul » ; quand « la concurrence économique n’est qu’une manière de poursuivre la guerre par d’autres moyens » … « on retrouve les trois caractéristiques principales du fascisme : parti unique, un contrôle social sévère et un expansionnisme guerrier ».
Pourtant fort de quelques constats incontestables, au 21e siècle, l’obscurantisme frappe la conception de la démocratie en elle-même, alors peut-être aurai-je du commencer par là. Si Karl Popper (La Leçon de ce siècle, 1993) estimait que « la Démocratie n’est pas la loi de la majorité, mais la protection de la minorité », Jean-Jacques Rousseau (Le Contrat social) distinguait la Démocratie de l’Ochlocratie, en ce sens qu’il préjugeait que la Démocratie dégénère suite à une dénaturation de la « volonté générale », qui cesse d’être générale dès qu’elle commence à incarner les intérêts de certains, d’une partie seulement de la population. Cette différence est de taille puisque les thèses de Karl Popper, tout comme celles de Friedman ou Hayek, ont non seulement bouleversé le domaine de l’économie politique, mais également modifié la perception de la Démocratie par le plus grand nombre. Comme l’exprimait d’ailleurs très bien l’économiste D. Rodrik (professeur d’économie politique internationale à la John F. Kennedy School of Government de l’Université de Harvard) en conclusion à son trilemme politique de l’économie mondiale : «Nous avons la mondialisation et les Etats-nations, mais nous ne sommes plus en démocratie ». Par ailleurs, la position de D. Rodrik sur les limites de la prééminence du libre échange dans le « concensus de Washington » peut se résumer par la déclaration que si le libre échange est bien la meilleure solution dans le monde idéalisé des théories économiques standards (mainstream), le monde réel est loin de cet idéal, et cela a pour conséquence que des politiques alternatives peuvent s’y avérer plus performantes que le pur libre échange.
Enfin et pour conclure, en paraphrasant notre hôte, Michel Santi, je suis aussi d’avis qu’il faut: « Repenser le rôle de l’État dans la vie économique. Il convient donc de repenser l’État et de réfléchir à l’accentuation de son rôle dans la vie économique, en ayant constamment à l’esprit le sens du devoir de ce même État vis-à-vis de ses citoyens ainsi que ses propres limites. S’il est exclu de destituer une oligarchie financière pour la remplacer par une autocratie politique, la crise actuelle doit néanmoins forcer à une refondation ou à un re-calibrage du rôle éminemment protecteur et régulateur de l’État ».