Les chinois volent-ils nos emplois ?

mars 26, 2012 0 Par Michel Santi

Contrairement aux voies démagogues et aux sirènes populistes et en dépit des analyses d’un certain nombre d’économistes, les chinois ne volent pas les jobs des européens ou des américains. Ce n’est donc pas les salaires chinois (certes extrêmement bas en comparaison des revenus occidentaux), pas plus que les prestations sociales insignifiantes en vigueur dans ce pays ni de quelconques subsides étatiques accordés par leur Etat à ses industries nationales qui faussent la compétition et défavorisent nos salariés et nos travailleurs. A cet égard, les discours protectionnistes – voire xénophobes – qui se déchaînent contre ces nations qualifiées de « déloyales » pour sacrifier nos propres emplois à l’autel de leurs manipulations monétaires ou autres sont primaires tout en reflétant une ignorance totale des mécanismes et des grands équilibres macro économiques. Le Nobel d’économie lui-même Paul Krugman se cache derrière son doigt lorsqu’il déclare (comme il vient tout récemment de le faire) que c’est l’excédent gigantesque de la balance courante chinoise (1) qui vole les emplois des américains du fait du contexte des taux d’intérêts zéro aux Etats-Unis.

 

Si les déséquilibres entre les comptes publics chinois et américains sont un des fondements du chômage actuel des américains, c’est la politique monétaire US et leurs baisses de taux quantitatives (c’est-à-dire l’ensemble du processus de création monétaire intensive) qui en sont les principaux responsables. A cet effet, fermons un instant les yeux sur l’immense excédent de la balance courante chinoise dépassant les 200 milliards de dollars. Oublions également l’excédent équivalent allemand qui, lui, est tout de même de 188 milliards de dollars. Et intéressons-nous à la petite Suisse qui, du haut de son surplus de 95 milliards de dollars qui est la moitié de celui de la Chine, ne saurait pour autant être accusée par les Etats-Unis de leur subtiliser une part importante de leurs emplois (en quantité : la moitié des emplois volés par la Chine, selon le raisonnement de Krugman). La Chine, ce mastodonte démographique, emploie certes des dizaines de millions de travailleurs dans des conditions pour le moins discutables… Pour autant, comment la Suisse peuplée d’à peine 8 millions d’habitants, dont les emplois industriels représentent une minorité par rapport au domaine des services et qui paie en outre nettement plus ses salariés serait-elle bien en mesure d’influencer le marché de l’emploi américain ?

 

Si les problématiques d’excédents de balance courante sont bien à la source des déséquilibres induisant le chômage aux Etats-Unis et en Europe, les travailleurs chinois ne volent pas leur travail aux américains. En tout cas, pas pour les raisons brandies avec facilité par les protectionnistes. Ces surplus – constituant en réalité une épargne massive qui coupe l’herbe sous les pieds de la croissance – se transforment en un authentique « piège à liquidités » (« liquidity trap » en anglais). Déversées même partiellement en direction de l’économie réelle, ces sommes conservées « au chaud » et à l’abri des aléas permettraient en effet une formidable reprise de la croissance mondiale. Voilà pourquoi les chinois et même les suisses, voire les norvégiens (dont l’excédent de balance courante dépasse 70 milliards de dollars), compriment l’emploi aux Etats-Unis. Et n’évoquons pas les ravages des excédents allemands sur les emplois du reste de l’Europe.

 

Pour autant, les Etats-Unis et leur activation frénétique de leur planche à billets sont, de très loin, les premiers responsables de ces liquidités déversées par milliers de milliards de dollars sur notre système globalisé. C’est en effet leurs taux frôlant le zéro absolu et leurs multiples stimuli qui ont précipité l’avènement de ce piège à liquidités qui s’est refermé sur eux. En d’autres termes, la Réserve Fédérale américaine qui croyait, à la faveur de sa création monétaire pharaonique, mettre de l’huile dans ses rouages économiques a instauré un phénomène décrit en son temps par Keynes qui est « le paradoxe de l’épargne ». Par crainte de l’avenir, ces liquidités, qui se transforment en épargne, réduisent du coup la consommation et l’activité. Jusqu’à ce que ce phénomène ne réduise à son tour la valeur même de cette épargne ! Trop d’épargne tuant ainsi l’épargne : c’est la métaphore du cinéma où une personne qui se lève peut certes mieux voir mais où plus personne ne voit plus rien dès lors que tous les spectateurs se lèvent en même temps… Notre planète étant un jeu à somme nulle, plus personne, plus aucun Etat –fussent-ils les Etats-Unis d’Amérique – ne peut plus mettre en place impunément des stratégies individuelles et strictement nationales car celles-ci se retournent contre lui comme un boomerang, faute de concertation internationale. Voilà pourquoi les chinois pas – plus que les suisses – ne volent le travail des américains.

 

1 – la balance courante (en anglais: current account balance) indique le solde des mouvements de biens et de services ainsi que les flux de revenus de placement entre un pays et le reste du monde.

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