La mère de toutes les manipulations
Une liste – qui ne prétendrait pas être exhaustive – des escroqueries et malversations du monde de la finance et dévoilées sur la seule période du printemps-été 2012 serait éloquente. Commençons avec un cas ayant duré tout aussi longtemps que l’arnaque de Madoff, à savoir celle commise par le patron de « Peregrine Financial Group », qui volait purement et simplement les avoirs de ses déposants. Pour construire des bureaux à 18 millions de dollars ou pour payer des amendes imposées par les autorités de régulation… tant et si bien que seuls 5 millions restaient sur les comptes de ses clients, supposés se monter à 200 millions de dollars ! Escroquerie comparable du reste à celle, rendue publique à l’automne 2011, dite « MF Global », si ce n’est que c’est là une somme de l’ordre de 1’600 milliards qui manquait à l’appel. Evoquons ensuite les pertes illégitimes de 9 milliards de dollars encaissées sur cette période considérée de 2012 par un trader de JP Morgan Chase surnommé “London whale”, soit la baleine de Londres… Ou l’exemple choquant d’un des premiers établissements bancaires au monde, HSBC, qui devait se révéler un récidiviste du blanchiment d’argent. En effet, malgré des mises au pas en 2003 et en 2007 de la part des autorités américaines, cette banque poursuivit ses relations avec des trafiquants de drogue et avec des entreprises suspectées d’entretenir des liens avec des terroristes. Jusqu’à ce que le Congrès des Etats-Unis sonne la fin des réjouissances en cet été 2012. Mentionnons également au programme du printemps 2012 l’arnaque de la société de cartes de crédit Capital One, obligée de rembourser 210 millions de dollars pour avoir abusivement distribué ses produits aux consommateurs américains.
Concluons cette liste par la mère de toutes les manipulations, dite du « LIBOR ». En effet, menacée d’être poursuivie par la justice britannique et américaine pour avoir falsifié le taux d’intérêt de référence appelé « London interbank offered rate », la banque Barclays devait payer en Juillet 2012 près de 500 millions de dollars à ces deux pays en règlement amiable de ce litige. En dépit de cet arrangement, ne nous y trompons pas : ce méfait n’est pas qu’une malversation de plus sur les chemins déjà très tortueux de la finance. Etant un des indicateurs de taux les plus importants au monde, le Libor influence en effet les taux d’intérêts de la majorité des monnaies principales car la quasi-totalité des prêts consentis aux entreprises à travers le globe y est indexée. La fraude (présumée) portait sur des hypothèques, des prêts sur cartes de crédit et d’autres opérations consenties en faveur d’entreprises et de privés portant sur un montant global compris entre 500’000 et 800’000 milliards de dollars ! Les sommes impliquées par cette malversation sont pharamineuses car tous les crédits consentis – de l’hypothèque au prêt étudiant ou à celui accordé aux entreprises en passant par le découvert sur carte de crédit – sont plus ou moins corrélés à ce Libor. Ainsi, selon la Réserve Fédérale de Cleveland, plus de la moitié des hypothèques à taux variables aux Etats-Unis sont affectées par les fluctuations du Libor. Pour autant, et en dépit de démissions en masse au plus haut niveau chez Barclays, le scandale ne s’arrête pas là car ces manipulations se révélèrent à deux niveaux. Barclays divulguait à son autorité de tutelle un taux sciemment erroné auquel elle empruntait elle-même sur les marchés dans un double objectif : réaliser d’une part des profits sur les produits dérivés et améliorer par ailleurs son image publique en démontrant qu’elle parvenait à emprunter à des taux intéressants. Ce faisant, cette banque – de mèche avec d’autres établissements satellites – masquait la réalité de sa situation financière à ses organes de régulation, à ses clients et à ses créanciers en affichant des taux faussement favorables sur ses propres emprunts. La filière de manipulation de ce taux d’intérêt aurait infecté une quarantaine de sociétés financières et d’entreprises plus traditionnelles, des dizaines de traders, toutes et tous plus ou moins impliqués à des niveaux différents dans cette nouvelle escroquerie financière révélée en cet été 2012.
Comment garder confiance en ce système bancaire et financier englué dans tant de scandales, d’escroqueries et de dissimulation ? Les banquiers – qui ne peuvent blâmer qu’eux-mêmes pour leur perte totale de crédibilité- font courir un risque immense à l’ensemble du système financier capitaliste qui repose intégralement sur la confiance. En effet, sans cette confiance précieuse, c’est l’ensemble de l’édifice qui implose, c’est l’argent en circulation (ou monnaie « fiduciaire ») qui perd toute sa valeur et c’est la totalité des instruments financiers qui sont condamnés à être vendus à l’encan. Comment imaginer – et encore moins tolérer – qu’un des établissements financiers principaux au monde ait manipulé pendant de nombreuses années le taux d’intérêt le plus déterminant sur les marchés financiers ? Comment ne pas être outré par ces trois banques universelles les plus importantes – JP Morgan, Barclays et HSBC – ayant survécu à la crise intense de 2008 par la grâce des deniers du contribuable, perséverer néanmoins dans leurs malversations dont l’objectif est de plumer davantage ce même citoyen qui fait appel à leurs services ? Comment un établissement comme Goldman Sachs peut-il justifier avoir usé du plus important levier de toute son histoire en pleine tourmente de 2009 ? Année où, selon le Wall Street Journal, les salaires et bonus de Wall Street ont atteint des sommets comparables aux années 2004 et 2005, soit au plus fort de la bulle spéculative… En réalité, ceux des établissements financiers ayant traversé la crise des années 2007-2009 se retrouvent aujourd’hui encore plus puissants que préalablement à l’implosion de la bulle des subprimes. Une moindre concurrence du fait d’un certain nombre de banques absorbées ou ayant fait faillite, mais également des états endettés et fragilisés – donc à la force de frappe amoindrie – se traduisent aujourd’hui par un monde de la finance qu’il est très dur de combattre.
Un autre marché – gigantesque et qui nous concerne tous – étant, lui aussi, « susceptible de manipulation ou de distorsion », selon un récent rapport du G 20, à savoir celui des tarifs pétroliers. A l’instar du scandale du Libor, il semblerait que l’intégrité des sociétés de négoce en produits énergétiques soit remise en question dans un contexte où la fixation de leurs prix dépend (comme pour le Libor) de déclarations volontaires d’un certain nombre d’institutions, de fonds et de traders qui divulguent les prix payés sur leurs acquisitions. Les tarifs pétroliers – qui sont donc la résultante ou la pondération de ce système basé sur la confiance – seraient soumis eux aussi à des tentatives de manipulations émanant d’opérateurs cherchant à tirer profit des distorsions sciemment induites. Le tout dans un marché brassant des milliers de milliards de dollars et qui touche de très près notre vie quotidienne et notre pouvoir d’achat. Cet univers de la finance est aujourd’hui devenu si imbu de ses prérogatives et de son pouvoir sur nos vies qu’il ne mesure son succès qu’à l’aune de ses profits. Persuadé effectivement que plus il gonfle ses bénéfices et plus son utilité publique est confortée, il se retrouve emmuré dans une fuite en avant schizophrène, dont le seul avantage est qu’elle l’emmène droit vers son auto destruction. Voilà pourquoi scandales et escroqueries perdurent – voire s’amplifient – cinq ans après le déclenchement de la crise financière la plus aigüe en un siècle. De fait, tricherie et comportements déviants font désormais tellement partie du décor que nul ne s’étonne plus ou ne s’émeut plus outre mesure dès lors qu’une fraude de plus est dévoilée. Voilà pourquoi la publicité de ce scandale – pourtant majeur – du Libor n’a suscité qu’un haussement d’épaules de plus de la part d’observateurs qui se sont fait une raison… Un sondage tout récemment mené par un cabinet d’avocat américain, Labaton Sucharow, auprès de 500 banques et sociétés financières aux Etats-Unis et en Grande Bretagne se révèle à cet égard époustouflant. C’est ainsi que 24% des responsables interrogés admettent l’existence de la fraude comme condition du succès. Par ailleurs, 70% des personnes sondées estiment les autorités de régulation et de dissuasion totalement incompétentes. Il y aurait, en d’autres termes, de multiples raisons pour ne pas commettre de fraudes. La crainte de se « faire pincer » ne serait cependant pas un motif suffisant de ne pas mentir ou de ne pas voler car la sanction serait quasiment nulle…