
Débâcle de Truss : des marchés devenus lanceurs d’alerte
«Nous voulions changer une nation mais nous avons changé le monde» fut une déclaration emblématique de Ronald Reagan qui a partagé tout au long de sa Présidence avec Margaret Thatcher des obsessions foncièrement individualistes où l’Etat représentait la menace absolue contre la liberté et contre la propriété. Et, de fait, leur avènement – de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne et de Ronald Reagan aux États-Unis – fournit à ces chantres de l’ultralibéralisme l’occasion rêvée de concrétiser leur méthode, laquelle entreprise fut menée tambours battants avec allégresse et assiduité. D’entrée de jeu, la déclaration brutale de Reagan le 20 janvier 1981 lors de sa cérémonie d’investiture – «L’État n’est pas la solution à notre problème. L’État est notre problème» – devait annoncer le démantèlement méthodique du long processus bienfaisant du New Deal ayant préfiguré la social-démocratie de l’Europe de l’Ouest d’après-guerre. A partir de là, le conservatisme économique et la régression sociale régnèrent en maîtres absolus.
Comment oublier l’effet dévastateur des années Reagan qui fut l’initiateur d’une politique ayant laminé à court, à moyen et à long terme la part de l’industrie dans le revenu national (de 21,5 % en 1980 à 12 % en 2005) pour augmenter évidemment celle des services financiers (de 15 % en 1980 à 23 % en 2005) ? Il allait de soi en effet que cette abdication par l’Etat de ses prérogatives serait comme mécaniquement comblée par le développement hyperbolique de cette pieuvre qu’est le secteur financier qui, dès lors, était censé rendre tous les services à l’économie. Les marchés financiers existaient bien sûr avant le milieu des années 70, mais ils ne prirent véritablement leur envol que dès qu’une vertu miraculeuse leur fut attribuée, celle de générer d’immenses profits, à condition (mais cela allait de soi) que les prises de risque soient banalisées et que la réglementation soit nécessairement symbolique.
Marchés financiers, ai-je dit ? Non : juges de paix omnipotents et omniscients qui remettraient de l’ordre dans les comptes des entreprises et des ménages en imprimant tous les pans de l’économie leur bienveillante efficience. «Je considère que l’hypothèse des marchés efficients est une affirmation simple qui dit que les prix des titres et des actifs reflètent toutes les informations connues», affirmait alors le plus sérieusement du monde l’économiste Eugène Fama. Les adeptes de ces marchés financiers «idéaux» étaient persuadés que les prix étaient la résultante d’un équilibre rationnel, que toute considération superflue, que tout état d’âme, devaient s’effacer devant les marchés qui indiquaient LE prix à l’ensemble des acteurs. Tout avait – tout devait – avoir un prix.
Mais voilà: ce néolibéralisme cultivé à l’excès par Thatcher, par Reagan, par Friedman et consorts a heureusement rendu l’âme sous les coups de boutoir … de ces mêmes marchés et de leurs crises à rebondissement. C’est à cette aune qu’il faut comprendre le naufrage en Grande Bretagne de Liz Truss, désavouée d’abord et en tout premier lieu par le marché pour avoir voulu ressusciter l’ignominie Thatchérienne devenue désormais archaïque même aux yeux du grand capitalisme. En effet, devenus dépendants des Etats, de leurs interventions, de leurs perfusions à répétition, les marchés se placent à présent sous la protection des pouvoirs publics, abandonnant sans scrupule le dogme de liberté qu’ils ont revendiqué avec arrogance et insouciance pendant des décennies. Truss ayant averti haut et fort que l’Etat n’offrirait sous sa mandature aucune protection, elle fut quasiment sur le champ liquidée par des marchés transformés en lanceurs d’alerte qui, se joignant aux citoyens, émettent désormais une requête conjointe que nul politique ne peut plus ignorer.
Ce changement de paradigme découvert à ses dépens par Truss – ironie suprême en Grande Bretagne considérée il y a encore peu centre névralgique du néolibéralisme – peut être simplement formulé : les marchés à l’instar du peuple veulent être gouvernés, protégés. L’Etat est donc aujourd’hui attendu sur de multiples fronts : partout les droites en Occident, traditionnellement hyper libérales, sont sommées de se distancer de l’individualisme glacial naguère prôné par les Thatcher et par les Reagan. Un appel haut et fort est lancé par le milieu des affaires, par les marchés, par la finance en général tous acquis aux droites, qui sont en attente d’une impulsion nouvelle, pourquoi pas une sorte de paternalisme ? En tout cas une irrépressible exigence que l’Etat fasse à nouveau rempart contre les multiples insécurités : économiques, militaires et bien-sûr climatiques.
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Michel
Résultat : Le capitalisme de connivence qui a gangrené la France…bel avenir
Bien évidemment que le courant dominant de pensée de “l’École de Chicago” a tué le pluralisme en sciences économiques et sociales en Occident. Un nouveau monde ayant perdu complétement la boule dès les années 70/80. Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir suffisamment lancé de signaux dans le temps, eux-mêmes partit en fumée dans l’espace. Selon la conception de John Stuart Mills, nous autres, pauvres terriens, nous nous sommes contentés du qualificatif d’“Homo economicus”, tandis que les faits historiques nous ont suffisamment démontrés nos “Esprits animaux” (réf: Keynes; Shiller; Akerlof; puis Thaler). Ces derniers, tous des hétérodoxes qui, par leurs brillants travaux, auront au fil des âges cherché à déboulonner les dogmes de nos apprentis-sorciers, ces prophètes du néolibéralisme dont le père spirituel n’est autre que Milton Friedman (monétariste). Certes, d’un seul coup d’un seul, ces sociopathes orthodoxes autoproclamés rationnels au sens néoclassique, n’auront hésité un seul instant à faire un usage abusif du levier des sciences dures pour arriver à leur fin et ancrer ainsi le néolibéralisme à l’instar d’une religion (un extrémisme?). Néanmoins, il n’est pas inintéressant de revenir à cette conférence organisée en 2008 à Napa, en Californie, et portant le titre “A short course in behavioral economics” où l’éminent hétérodoxe et très respecté professeur en économie, Rchard Thaler, ajoutera en ses termes sur ce qui l’a amené à façonner le domaine de l’économie comportementale: “Lorsque vous étudiez l’économie, vous vous retrouvez à étudier cette créature fictive, Homo economicus … Je n’ai jamais rencontré quelqu’un comme ça”. Homo economicus? Selon la description faite en ses termes par l’éminent professeur de sciences du comportement et d’économie Charles R. Walgreen à Chicago, “pourrait examiner une douzaine de prêts hypothécaires (un exemple parmi tant d’autres) et déterminer immédiatement lequel est le meilleur, déterminer combien épargner pour la retraite, quelle carrière choisir, quel conjoint choisir. Ils ne mangent jamais trop ni ne boivent trop. Ils sont un peu bizarres”!
Et à juste titre, après avoir démonté certaines certitudes néolibérales – Thaler résumera une situation inquiétante avec cette phrase: “- Ce sont les fous qui sont désormais à la tête de l’asile!” Loin de moi l’idée à vouloir cracher sur le capitalisme, mais n’aurions nous pas tous dû lire dans son intégralité l’oeuvre d’Adam Smith – La Richesse des nations (1776) – où notamment Smith souligne que de gros efforts sont nécessaires “pour arriver à rendre les gens aussi stupide et ignorant qu’il est possible de l’être pour un humain”. Cela a donc un prix, surtout 250 ans après sa publication!
Enfin, bien que la “Public Choice theory” dénonce suffisamment les errements des choix publics – que le “Crony Capitalism” semble s’être démocratisé d’une manière affligeante – et bien que je soutienne l’éviction rationnelle de Liz Truss et le rôle du dernier rempart (pour ce qu’il en reste) de l’État comme défenseur de l’Intérêt général ainsi que du bien commun, j’estime que promouvoir au poste de Premier ministre britannique un ancien analyste de Goldman Sachs ayant fait fortune dans les crypto-actifs (“cryptomonnaies”) demeure un choix irrationnel.
Evidemment cher Raymond. Ce pays est en pleine décadence.
https://michelsanti.fr/colonialisme/grande-bretagne-dissolution-dun-empire
https://michelsanti.fr/brexit/brexit-irremediable-declin-dune-fiere-nation
https://michelsanti.fr/brexit/le-brexit-est-une-chance-pour-leurope
https://michelsanti.fr/brexit/brexit-la-destruction-meticuleuse-du-royaume-uni
https://michelsanti.fr/brexit/petite-bretagne
La décadence n’est pas propre qu’à l’Angleterre ou aux États-Unis, comme tu le sais cher Michel, mais à notre monde occidental totalement financiarisé. Et les mantras de la “Trickle down economics” et la “Supply side economics” sont autant de fables néo-libérales.
RAYMOND
22 janvier 2018 à 15 h 35 min
(…) Bien que nos économies modernes – en occident – se confrontent à des phénomènes impactant directement la demande agrégée, les élites y répondent systématiquement au moyen de boîtes à outils néo-libérales ou ordo-libérales. Les partisans du « trickle down » n’ont-ils pas été désavoués par les résultats issus du groupe de travail du FMI en 2015 ou encore ceux prévalant en 2014 et produit par l’OCDE ? Toujours dans la question de « l’alibi du ruissellement », ne trouve-t-on pas aussi quelques stratagèmes hérités outre atlantique et mis en évidence par les travaux de William Lazonick – économiste de l’université du Massachusett- intitulés « Profits Without Prosperity », qu’il faille à tout prix persister sur la voie de la pensée dominante ? C’est pourtant avec ce même genre de comportement privilégiant une caste que le rôle de l’État se délite au profit de la loi du marché. De la même manière, « le hochet » d’Arthur Laffer a souvent créé une véritable dichotomie de la dime entre Capital et Travail et/ou entre personnes morales et personnes physiques, pourtant, qui peut raisonnablement aujourd’hui encore ignorer que la seule circulation du capital suffit à le faire fructifier à contrario du travail qui, lui, tend à disparaître ? La vélocité de ce phénomène amène donc l’État à revoir la copie de ses propres contraintes en reportant la prime de risque sur ses administrés – la baisse des dépenses du filet social en étant une parfaite illustration – ou en abandonnant les PME à leur sort. Dans le débat théorique dominant, non seulement la « Supply-side economics » a justifié la réduction des dépenses publiques (neutralisant par effet de manche une relance via le levier budgétaire) mais la courbe de Laffer a induit au sein de la même pensée dominante une allergie fiscale comme Say et Smith l’ont fait avant lui. Se pose alors la question : Dans leurs prérogatives, les Etats font-ils face à une crise des recettes ou des dépenses ? Nos économies modernes – et occidentales – ne sont-elles pas finalement confrontées à une« Supply-side economics » à bout touchant ?
Si la « théorie » de Laffer est néanmoins recevable dans le cadre de l’hypothèse ceteris paribus, les études empiriques tentant de vérifier cette relation aboutissent à des résultats plus que controversés. Il est donc difficile de faire une étude empirique sérieuse car d’autres facteurs entrent en jeu, comme les besoins de l’État qui peuvent être différents ou non constants; la structure des prélèvements obligatoires et la façon de les percevoir par la population; l’histoire fiscale du pays, et le niveau habituel des prélèvements pour ce pays; la confiance dans l’avenir et le contexte économique général; le niveau de prise de risque par les investisseurs et les entrepreneurs ; le défit démographique du vieillissement des populations au regard des systèmes de pensions (…) En effet, la maxime du « trop d’impôts tue l’impôt » n’est pas une systématique à appliquer au pied de la lettre !
D’ailleurs, les cas du Royaume-Uni (sous Thatcher en 80) et Américain (sous Reagan) sont très révélateurs. Après l’économie vaudou (Reaganomics) de Reagan les effets des baisses d’impôts ont créé des déficits fiscaux alors que sous Thatcher, quelques années après, les mesures ont entraînée une hausse des rentrées fiscales.Toujours sous l’administration Reagan, certes, l’économie américaine a rebondi rapidement de 1979 à 1982, mais la majorité des économistes sont plutôt d’avis qu’il s’agit du résultat de la baisse des taux d’intérêts mis en place par la Réserve Fédéral et non pas les incitatifs fiscaux. Enfin, en 2003, l’administration Bush décida une baisse d’impôts et les recettes fiscales augmentèrent comme sous Thatcher dans les années 80. Enfin, si le monétarisme s’est imposé dans l’argumentaire des politiques de lutte contre l’inflation et les modèles néo-walrasiens ont fourni les hypothèses favorables à la réduction du coût du travail, que les théories néo-institutionnalistes ont expliqué les fusions acquisitions des grands groupes en termes d’efficience organisationnelle, il n’en demeure pas moins qu’en dépit des apparence cohérentes, les politiques néo-libérales en place depuis les années 1970 n’ont pas toujours atteint leurs objectifs, pire, elles se sont même avérées contradictoires les unes avec les autres lorsqu’elles furent appliquées simultanément.
Mais quand est-ce qu’on comprendra enfin – avec un peu d’histoire économique – que le “Big Bang” britannique demeura l’une des mesures emblématiques du programme de réformes du gouvernement Thatcher? Que cette libéralisation financière facilita l’arrivée rapide de banques américaines et ouest-européennes à Londres et transformera le développement du marché financier à cause de la baisse des coûts (et par effet de manche, facilitera des recettes fiscales aussi aléatoires qu’amorales (contreproductives) via cette une nouvelle race de prédateurs spéculant contre l’économie réelle au lieu d’être à son service). Or, si la place financière de Londres pourra assouvir ses fantasmes grâce à la “Sorcière du 10 Downing Street”, n’oublions jamais qu’une grande partie de la population britannique honnira la Dame de fer jusqu’à son décès pour sa politique intransigeante (visant à “déshabiller Jean pour habiller Pierre”). Donc, aucun miracle dans la baisse des impôts, bien au contraire.
Quant à l’administration Bush de 2003, faut-il rappeler ce qu’ont traversé les USA le 11.09.2001? Faut-il aussi revenir sur le 25 juin 2002 où une nouvelle fit l’effet d’une bombe dans le secteur des télécoms? En effet, Worldcom, le second opérateur longue distance des États-Unis, avoue officiellement avoir gonflé artificiellement ses bénéfices de quelque 3,8 milliards de dollars. Le scandale provoquera une mini-tempête sur toutes les places boursières dans le monde, engageant une déprime significative sur l’ensemble du secteur des nouvelles technologies. La douche froide frappa également le cabinet d’audit Arthur Andersen, qui a validé les comptes truqués. Accablé par les dettes, le géant des télécoms se placera en faillite à peine un mois après la révélation de ces manipulations comptables. Il s’agira de la plus grande banqueroute de toute l’histoire industrielle! Faut-il aussi revenir en 1999 où l’abrogation du “Glass-Steagall Act” (banking Act 1933) mettra déjà fin à la séparation des banques commerciales et des banques d’investissement aux Etats-Unis? Laissant ainsi libre le terrain de jeu à la spéculation! Édité par Roosevelt en 1933, “le banking Act 1933” permettait de dissocier l’économie réelle et le monde financier afin de protéger au mieux l’épargne des ménages, des petites entreprises, en éloignant les risques d’effondrement des marchés. De ce fait, il permettait d’éloigner les effets de contagion dans le secteur bancaire. Le nouveau “Gramm-Leach-Bliley Act” aura ainsi permis de planter le dernier clou au cercueil du “Banking Act” avec une dérégulation sans précédent jusqu’à faire naitre la crise du subprime US en créant un tsunami mondial! Enfin, pour revenir à l’essentiel – en 2003 – sous l’administration Bush, la Réserve fédérale américaine (Fed) malgré un net raffermissement de la croissance à cette époque, et une amélioration “modeste” de l’emploi et le recul du spectre de la désinflation – alors pilotée par Alan Greenspan, lequel était vénéré par Milton Friedman, père du monétarisme et de l’idéologie néolibérale, qui le considérait comme le meilleur gouverneur de la Fed – avait une fois de plus jugé bon de laisser son taux interbancaire au jour le jour à 1 %. OUI, 1%, dès lors son niveau le plus bas en plus de quatre décennies.
Non seulement la théorie du ruissellement (Trickle down economics) est une vue de l’esprit néolibéral, mais a toujours eu pour vocation inavouable un transfert des richesses du bas vers le haut.