Vacuité substantielle, tolérance radicale

Cette formule du sociologue Ulrich Beck semble parfaitement adaptée à ce que nous vivons aujourd’hui. Les extrêmes sont devenues monnaie courante, y compris chez ceux que l’on qualifiait autrefois de raisonnables qui grimpent à leur tour, le cœur léger, dans le train des outrances. L’«extrême centre» lui-même fut amplement théorisé. Dans un univers où c’est la modération qui étonne, la pratique démocratique fait désormais systématiquement appel aux dérives. Une culture belliqueuse s’est implantée dans le paysage politique et sociétal.
Dans sa guerre du Péloponnèse, Thucydide avait décrit cette mécanique de la haine des autres débouchant fatalement sur la guerre totale. Les poisons menaçant notre démocratie ne sont pas d’autre nature que cette dynamique de guerre civile contée par Thucydide. Celui-ci nous montre à quel point les processus de polarisation font sombrer dans la partialité, privent de tout recul. Exactement comme les habitants de Corcyre, persuadés en 427 avec J.C. de leur victoire totale, s’étaient laissés aller à une colère et à des postures radicales, toutefois légitimes à leurs yeux. A l’issue de leur victoire (grâce à l’alliance nouée avec la cité d’Athènes incarnant alors l’Etat de droit), les démocrates de Corcyre se vengent brutalement sur les oligarques, faisant couler sans hésitation leur sang comme celui de leurs soutiens. Subtilement, Thucydide suggère l’inutilité de l’éradication de l’adversaire car toute victoire totale est par définition dangereuse, déstabilisante. La victoire totale porte en son sein les graines de la perversion, car les démocrates ne valent dès lors pas plus que les oligarques.
Si l’objectif des démocrates de Corcyre était certes de pérenniser leur système, ils usèrent cependant pour y parvenir des mêmes méthodes que leurs ennemis. L’essence de la démocratie, pourtant, est de ne pas réduire son adversaire au silence, encore moins de l’éradiquer du système. John Stuart Mill expliquait que c’est précisément pour n’avoir pu consacrer de vainqueur que les guerres de religion ouvrirent la voie de la coexistence entre réformés et catholiques. Si nous acceptons, rappelle Tocqueville, de nous retrouver aujourd’hui parmi les perdants d’une élection, c’est dans l’espoir que nous soyons victorieux demain. Hier comme aujourd’hui, la violence sous toutes ses formes ne peut être évitée qu’à la condition expresse d’abandonner ce mythe de la victoire totale. N’attendons jamais – n’espérons jamais – la défaite consommée de l’autre, qui sera nécessairement la voie royale vers la violence. Tandis que l’impasse et que le doute mènent à la tolérance envers l’autre, dût-on le haïr. Orwell mettait en garde contre la polarisation, Huxley contre la tyrannie.
Saviez-vous que les modérés de Corcyre furent, eux aussi à leur tour, massacrés ? Leur hésitation à prendre parti (entre démocrates et oligarques) fut interprétée comme une injure envers ceux qui risquaient leur vie pour leurs convictions. L’existence même de ces modérés à Corcyre – et leur survie – était devenues un affront aux polarisés de tous bords. Pour les belligérants des deux extrêmes, la modération n’était plus acceptable. La modération n’était plus que lâcheté, voire complicité. Moralité : même un démocrate est capable de se transformer en dictateur, si c’est pour de bonnes raisons…
Pour beaucoup d’entre nous, aujourd’hui, notre démocratie est devenue aliénante, elle tourne parfois au totalitarisme. Autrefois laboratoire de l’humanité, la France devient progressivement une civilisation périmée. Elle a renoncé à la politique. Elle n’a plus rien à apporter au monde. Elle n’est plus qu’une sorte d’assemblée de copropriétaires rébarbative. Ses disfonctionnements à tous les niveaux douchent toute espérance d’une vie meilleure. Pour beaucoup d’autres, ce pays est synonyme de brutalité, de brimades. «Il faut obliger les gens à être libre», lançait Jean-Jacques Rousseau. «Le prix de la liberté est la vigilance éternelle», avertissait Thomas Jefferson.
Mais à quoi sert-il d’être libre et miséreux, libre et jamais considéré ?
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3 commentaires
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«Le prix de la liberté est la vigilance éternelle» : je vous rejoins, vigilance intellectuelle au premier chef.
“Mais à quoi sert-il d’être libre et miséreux, libre et jamais considéré ?” là je ne vous rejoins pas: il ne faut pas, de mon point de vue, confondre “pauvreté” et “misère”, je peux très bien être pauvre voire très pauvre matériellement et ne pas être dans la misère. Quant à la “considération” : est-ce dévalorisant d’être méprisé par des personnes que nous estimons dénuées de sagesse et qui elles-mêmes nous méprisent ?
Parce que du coup, il faudrait alors en lisant en creux vos propos, privilégier la richesse matérielle au détriment de la liberté ? Voire donc de laisser autrui décider ce qui est bon ou pas pour nous, quitte à utiliser des QR Codes restrictifs afin de pouvoir consommer comme des “non-pauvres” ?
Cela reviendrait à constater que votre emploi de la citation de JEFFERSON ne serait que cosmétique et surtout pas une conviction que vous partageriez pour vous …et pour le plus grand nombre.
Sauf probable incompréhension de ma part.
Non Yves B. Le sens de mes propos est que la Liberté seule, en présence d’inégalités criantes, de brutalités sociales en tous genres, d’élections non respectées, etc… cette Liberté ne suffit, ne suffit plus.
Cinq lustres se sont écoulés et pourtant mon intervention “datée” (sur ce blog) n’a pas vieilli d’un iota.
***
Raymond dit :
février 11, 2019 à 10:43 am
“…Renversement des valeurs et dévoiement de la pensée économique…
Alors même que l’État se devait d’être le gardien de l’Intérêt général, c-à-dire le régulateur du capitalisme en suivant une logique libérale, son abnégation a néanmoins permis aux idéologues du « laisser-faire » de corrompre celui-ci. Faut-il véritablement s’étonner – à présent – que les déviances de l’idéologie libérale, par les plus extrémistes de l’économie de marché, et les porteurs du spectre de la pensée dominante (mainstream) aient détruit le Libéralisme – et avec lui le capitalisme d’antan – au profit d’un concept fascisant totalement dévoué à une caste oligarchique? Revenons à partir des années 1950 où les travaux qui commencent à suspecter les défaillances de l’État émergent publiquement, entre autres à l’aide du « paradoxe » de Kenneth Arrow, de la théorie du « Public Choice » de James McGill Buchanan, ou encore plus tard avec les travaux d’Elinor Ostrom portant sur « Analysis of economic governance, especially the commons ». On retiendra que la nouvelle économie a plaidé en faveur d’un État limité grâce au soutien des économistes « mainstream » de l’époque qui ont toujours appréhendé l’État que dans une perspective microéconomique. Souvenons-nous quand cette grande entreprise américaine, la General Electric, décida de former ses cadres à la nouvelle pensée économique en partenariat avec la Foundation For Economic Education (Leonard Read et Henry Hazlitt), elle choisit les œuvres de deux Autrichiens, Hayek et Mises, de deux Anglais, Cobden et Bright, et d’un Français, Frédéric Bastiat. Et, plutôt que de recruter un professeur d’économie, elle recruta un communicateur professionnel, capable de faire passer le message du « laisser-faire » en termes simples, Cet acteur en communication ne fut autre que Ronald Reagan. En 1964, après 10 ans passés à transmettre une « idéologie coercitive » à travers tout le pays, Reagan soutiendra la campagne présidentielle du candidat républicain conservateur Barry Goldwater. Il prononca le 27 octobre à la télévision un discours resté célèbre : « A Time for Choosing ». Parlant au nom de Goldwater, Reagan y défend la nécessité d’un « small government ». C’est aussi dans cet environnement visant à déboulonner le gardien de l’Intérêt général que « deux œuvres » ont particulièrement touché le grand public. Tout d’abord le livre Capitalisme & Liberté, du père spirituel des adeptes du monétarisme, Milton Friedman, publié en 1962, puis sa propre série d’interventions télévisées (comme autant de paroles spirituelles percolées auprès des masses ayant toujours ancré, à la profondeur de leurs biais cognitifs, les dérives des régimes communistes?) réalisées en 1980 et intitulée Free to Choose (en français : La Liberté du choix). Dans Capitalisme et liberté, Milton Friedman explique sa théorie selon laquelle la réduction du rôle de l’État dans une économie de marché est le seul moyen d’atteindre la liberté politique et économique. Plus tard, dans La Liberté du choix (Free to Choose), Milton Friedman, père spirituel du monétarisme, cherchera à démontrer la supériorité du (néo) libéralisme économique sur les autres systèmes économiques.
Toujours dans le contexte de ses années là – authentique transfiguration des sciences économiques, du monde financier, et de la nature des politiques, comment ne pas se rappeler de ces quelques mots prononcés par l’habile conservateur, acteur et communicant, Ronald Reagan, le 20 janvier 1981, alors qu’il était justement investi comme quarantième président des États-Unis ? « In this present crisis, government is not the solution to our problem; government is the problem ». Un changement de paradigme à pas forçés.
Si l’on raisonne à présent avec une échelle macroéconomique, que ce soit pour justifier l’action de l’État (perspective keynésienne) ou la déprécier (école des anticipations rationnelles), les arguments différent et pourtant, en forçant quelque peu le trait, les phases connues par la pensée macroéconomique sont plus ou moins similaires à celles connues par la pensée microéconomique de l’État : âge d’or de l’intervention de l’État avec la révolution keynésienne et la synthèse néoclassique, suivi d’une méfiance envers les effets de son action avec l’école des anticipations rationnelles au travers des années 1970-80. La pensée macroéconomique moderne a néanmoins élaboré de nouveaux arguments en faveur de l’intervention de l’État (école des nouveaux keynésiens, modèles de croissance endogène…), arguments renforcés par certaines études empiriques comme celle par exemple d’Olivier Blanchard et Daniel Leigh du FMI : « Growth forecast errors and fiscal multipliers », IMF Working Papers, 2013. Enfin, si l’on retient ce propos de James McGill Buchanan : « Good games depends more on good rules than they depend on good players » (en d’autres termes, « si vous voulez améliorer la qualité de l’action publique, améliorez les règles du jeu et non pas les joueurs ») et que l’on y intègre la volonté d’un « État fort » comme scandaleusement postulé (à dessein) par Jean Tirole à l’occasion de l’attribution de son prix Nobel d’économie en 2014, alors on est en droit de se poser la question suivante: – Faut-il attendre d’un « État fort » qu’il soutienne le « néolibéralisme globalisé » au détriment de la notion d’« Intérêt général » ? Et à la lumière de la tirade de James McGill Buchanan, il est néanmoins surprenant de constater à quel point « la démocratie libérale » s’est imposée dans la vie politique en « triant ce qui est ou non acceptable pour les institutions internationales de la finance et du commerce » et « désavoue les souverainetés populaires et nationales », comme le relève très bien le psychanaliste français Roland Gori (professeur émérite de psychologie et de psychopathologie clinique à l’Université Aix-Marseille), pour finir par renchérir : Quand « la police des pensées et des comportements est assurée par les nouvelles formes sociales de l’évaluation qui réduisent la notion de valeur à la conformité et au calcul » ; quand « la concurrence économique n’est qu’une manière de poursuivre la guerre par d’autres moyens » … « on retrouve les trois caractéristiques principales du fascisme : parti unique, un contrôle social sévère et un expansionnisme guerrier ».
Pourtant fort de quelques constats incontestables, au 21e siècle, l’obscurantisme frappe la conception de la démocratie en elle-même, alors peut-être aurai-je du commencer par là. Si Karl Popper (La Leçon de ce siècle, 1993) estimait que « la Démocratie n’est pas la loi de la majorité, mais la protection de la minorité », Jean-Jacques Rousseau (Le Contrat social) distinguait la Démocratie de l’Ochlocratie, en ce sens qu’il préjugeait que la Démocratie dégénère suite à une dénaturation de la « volonté générale », qui cesse d’être générale dès qu’elle commence à incarner les intérêts de certains, d’une partie seulement de la population. Cette différence est de taille puisque les thèses de Karl Popper, tout comme celles de Friedman ou Hayek, ont non seulement bouleversé le domaine de l’économie politique, mais également modifié la perception de la Démocratie par le plus grand nombre. Comme l’exprimait d’ailleurs très bien l’économiste D. Rodrik (professeur d’économie politique internationale à la John F. Kennedy School of Government de l’Université de Harvard) en conclusion à son trilemme politique de l’économie mondiale : «Nous avons la mondialisation et les Etats-nations, mais nous ne sommes plus en démocratie ». Par ailleurs, la position de D. Rodrik sur les limites de la prééminence du libre échange dans le « concensus de Washington » peut se résumer par la déclaration que si le libre échange est bien la meilleure solution dans le monde idéalisé des théories économiques standards (mainstream), le monde réel est loin de cet idéal, et cela a pour conséquence que des politiques alternatives peuvent s’y avérer plus performantes que le pur libre échange.
Enfin et pour conclure, en paraphrasant notre hôte, Michel Santi, je suis aussi d’avis qu’il faut: « Repenser le rôle de l’État dans la vie économique. Il convient donc de repenser l’État et de réfléchir à l’accentuation de son rôle dans la vie économique, en ayant constamment à l’esprit le sens du devoir de ce même État vis-à-vis de ses citoyens ainsi que ses propres limites. S’il est exclu de destituer une oligarchie financière pour la remplacer par une autocratie politique, la crise actuelle doit néanmoins forcer à une refondation ou à un re-calibrage du rôle éminemment protecteur et régulateur de l’État »…”
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