Pour un capitalisme entre adultes consentants
“Les grandes luttes du XXème siècle entre la liberté et le totalitarisme se sont terminées par une victoire décisive des forces de la liberté et du seul modèle possible de succès : liberté, démocratie et libre entreprise. Au XXIème siècle, seules les nations qui s’engageront à protéger les droits de l’Homme et à garantir la liberté économique seront capables d’assurer leur prospérité”. Ecrite en 2002 par le conseil américain de «stratégie de sécurité nationale» sous l’impulsion du Président de l’époque George W Bush, cet auto satisfecit appartient à des temps révolus. En effet, le capitalisme – survivant de justesse de crises répétitives remontant déjà à 2001 et qui l’ont laissé mortellement blessé -, ce capitalisme à l’occidentale est en phase terminale car ses plaies infectées crachent l’inégalité, le mécontentement social et les endettements colossaux.
Qu’il est loin aujourd’hui le triomphalisme du début des années 1990 qui avait vu le sacre du standard capitaliste américain érigé en valeur morale suprême ! Tout avait bien commencé, pourtant. La démocratie n’était-elle pas supposée être en quelque sorte une sécrétion naturelle dès lors que la Russie et que la Chine embrasseraient le capitalisme ? Milton Friedman – qui affirmait qu’une société qui privilégie l’égalité des revenus à la liberté «finit par n’avoir ni l’égalité ni la liberté»- est aujourd’hui totalement ringardisé car notre liberté n’a plus à nos yeux qu’une valeur instrumentale, tout au plus un levier permettant de parvenir à des objectifs matériels. Notre défense des libertés –de la Liberté– semble bien peu crédible alors même que nous l’abdiquons au profit d’entreprises et de banques à taille de mastodonte qui nous imposent en permanence leurs diktats.
Comment pouvons-nous nous prévaloir de ces valeurs humanistes, comment simplement être crédibles pour imposer à d’autres nations le concept des droits de l’Homme, alors que -sous couvert de cette même liberté- une minorité infime concentre chez nous en ses mains richesses et pouvoirs excessifs ? Dans un tel contexte, il est bien plus simple d’imaginer la fin de ce capitalisme nauséabond. Après tout, nul système social n’a duré éternellement, à plus forte raison s’il s’agit d’un ordre aussi intrinsèquement instable que celui-ci. La question n’est donc pas tant si le capitalisme va péricliter et disparaître, que ce qui le remplacera dans un monde –celui de demain !- où le travail humain ne sera plus une nécessité impérieuse.
Pourtant, personne –et certainement pas les politiciens- ne s’interroge ni ne se préoccupe du modèle de société que nous voulons organiser pour notre avenir immédiat. Est-ce une société où les individus auront la possibilité (s’ils le souhaitent) de s’affranchir du travail ? Une société offrant à chacun accès aux soins, au logement et à la décence matérielle, même sans labeur ? Ou est-ce un ordre hiérarchisé où une élite dominera la masse tout en exerçant un contrôle strict sur son accès aux ressources et aux biens ?
En d’autres termes, les progrès fulgurants de la science et de la technologie seront-ils mis au service de la liberté individuelle et de notre qualité de vie commune ? Ou la domination économique et financière accentuera-t-elle son emprise et achèvera-t-elle d’asservir le plus grand nombre selon les critères impérieux de la compétitivité et du profit ? L’oligarchisation, ou le capitalisme entre adultes consentants ?
Au train où vont les choses, la notion qui induisait “l’amour pour sa propre servitude” est encore promue à un brillant avenir. Surtout à présent que la liberté n’est plus qu’un simple concept bien loin des fondamentaux, tout comme l’économie réelle.
Pour les néolibéraux, le marché du travail devrait fonctionner exactement comme les autres marchés : ajustement de l’offre et de la demande par les prix. Or le travail est encadré par la lourdeur des législations (salaire minimum, obtention d’un permis de travail, filet social obligatoire, indemnités de licenciement, restrictions sur les mises à pied et délais d’avis, limitations des heures d’ouvertures des commerces, assurance-chômage et autres indemnités) qui augmentent considérablement le coût de la main d’œuvre et qui fausse le marché, toujours selon doctrine néolibérale.
Les marxistes, quant à eux, nous apportaient un élément de réponse avec la théorie de la destruction du travail par le capital : la tendance du capitalisme est de remplacer la main-d’œuvre par le capital pour augmenter le profit. Ceci se fait forcément au détriment de l’emploi. Par conséquent, l’existence du chômage est une bonne chose pour les « patrons » car elle engendre la baisse du coût du travail. D’ailleurs, Karl Marx ne parlait-il pas déjà de « l’armée de réserve de travailleurs », développé dans le chapitre 25 de son ouvrage Das Kapital?
Arrêtons-nous à présent sur Jean Charles Léonard Simonde de Sismondi. Cet économiste suisse, d’abord influencé par Adam Smith, embrassa la cause libérale et fréquenta les salons de Madame de Staël au sein du Groupe de Coppet (avant que ses théories n’entachent la constellation de Coppet). Son adhésion au libéralisme économique de Ricardo et Smith prendra fin en 1819 avec la publication des Nouveaux principes d’économie politique. Pour la première fois, un économiste évoque une nécessaire redistribution des richesses. Selon lui, loin d’assurer le bien-être de tous, le libéralisme économique accroît la misère des travailleurs parce que la concurrence exerce une pression à la baisse sur les coûts de production, et donc sur les salaires également, puis, le rythme élevé du progrès technique fait que les anciens résistent en bradant les prix et donc les salaires. Ajouter de la valeur c’est ajouter du capital fixe, des machines, des entrepôts, des forces aveugles de la nature qui ont été redirigées par l’intelligence et l’habileté qui sont autant de richesse future. Ce capital ne produit que s’il est fécondé par le travail, qui le met en mouvement. Sismondi ajoutera que le surplus et le profit sont accaparés par les riches, qui sont propriétaires du capital et de ce fait peuvent décider seul du partage de la valeur ajoutée, et de la richesse. En ce sens où de nos jours la vélocité du capital n’a plus rien de comparable au facteur travail pour fructifier, le travail (comme facteur de production) tend à disparaître .
Le macroéconomiste de Cambridge, John Maynard Keynes, n’avait-il pas prédit, dès 1938, en estimant qu’”avec l’augmentation de la productivité due aux machines, il suffirait en l’an 2000 que chacun s’astreigne à trois heures de travail productif par jour pour que chacun subvienne à ses besoins ? Pourtant on travaille toujours au moins 35 heures par semaine dans nos sociétés modernes, et la valeur-travail se porterait plutôt bien” selon certains avis bien tranchés – alors qu’on devrait dire que la valeur-travail s’accroche autant que faire ce peu. Pourquoi donc s’inquiéter? Si l’Histoire a pour l’instant démenti le pronostic de John M. Keynes, c’est que tout n’était pas aussi simple. Tout d’abord, si l’évolution technique détruit des emplois, elle en fabrique en contrepartie selon le précepte schumpétérien de la « destruction créatrice ». Or, bien que l’économie digitale va temporairement pulvériser des pans entiers de l’économie marchande, en parallèle du progrès technologique et de l’innovation disruptive, que la nouvelle génération silencieuse (Z) et la génération (X) vivent déjà – à leur manière – une mise à la marge du monde du travail ; ce dernier n’arrêtant pas de se complexifier et le travail de se diviser, alimentant ainsi la « machine capitaliste » d’emplois de plus en plus précaires, pour ne pas dire des « Jobs à la c.n » en paraphrasant l’anthropologue américain, feu David Graeber; alors oui…il y a en effet de quoi véritablement s’inquiéter sur les défis de demain laissés aux mains de la « science politique ».
Et, comme je le faisais savoir en ce même mois de mars 2018 – au travers du témoignage d’un ancien formateur de prix – l’avenir a été entièrement sacrifié au présent. Essentiellement parce que le Court-Termisme est désormais boulonné dans la logique-même de nos économies. Qui l’y a mis ? “Les règles comptables et les nouvelles pratiques financières que nous nous sommes donnés. Nous est bien entendu une façon de parler : la rédaction des règles comptables en particulier a été abandonnée par les États à des organismes privés (le FASB pour les États-Unis, l’IASB pour le reste du monde). La comptabilité moderne a évolué en trois étapes : 1) au début du XIXe siècle, des bénéfices n’étaient comptabilisés que lorsqu’ils étaient véritablement apparus ; 2) au milieu du XIXe siècle, on faisait apparaître prématurément des bénéfices en enkystant le passif, et ceci, n’est-ce pas, pour ne pas décourager les petits investisseurs ; 3) dans les années 1980, on se mit à distribuer des bénéfices anticipés (“marking-to-market “).
Résultat? On partage désormais entre soi la moindre ombre de bénéfice et s’il manque de l’argent pour des choses accessoires comme refinancer l’entreprise ou la recherche et le développement, eh bien, on l’emprunte ! Dans les années 1975, le cabinet d’études McKinsey s’attaqua à un problème d’envergure : les intérêts des investisseurs et des dirigeants des grosses entreprises n’étaient pas alignés : d’une certaine manière ce que les uns obtenaient dans le partage des bénéfices, les autres en étaient privés. Cet antagonisme larvé bénéficiait aux salariés. Il y avait donc là un problème urgent à résoudre ! et McKinsey & Co le résolut. Les dirigeants des entreprises se verraient attribuer des options sur l’achat d’actions de leur compagnie au cours du jour où ces “stock-options” leur seraient attribuées. Si le cours de l’action grimpait, ils bénéficieraient de la hausse en fonction du nombre de leurs options.
Les dirigeants, tout comme les actionnaires, auraient dorénavant les yeux fixés sur le cours des actions de l’entreprise, s’efforçant de booster son bilan de trimestre en trimestre par tous les moyens possibles et par la “comptabilité créative (imaginative !) en particulier. Le court-termisme était désormais inscrit dans l’économie : McKinsey avait réussi ! L’avenir avait été entièrement sacrifié au présent!”