La BCE et le péché originel

septembre 21, 2014 0 Par Michel Santi

Quel immense pari que fut cette union monétaire européenne ! Qui établit la domination de la Banque centrale européenne sur une région gigantesque (en termes de population, de P.I.B. et de superficie), région qui ne fut néanmoins pas dotée des attributs d’un État. Les pères fondateurs pouvaient-ils ignorer ou faire l’impasse sur la tâche quasi impossible que devait assumer cette institution (la BCE), qui devait définir une politique monétaire commune dans un cadre général de gouvernance d’une rare complexité ? Impossible en effet de traiter toutes les nations d’égales à égales, de pourvoir au financement des gouvernements respectifs et d’assurer l’approvisionnement en liquidités des innombrables établissements bancaires de l’Union sans remaniements en profondeur. Pour ce faire, le préalable étant de recadrer – ou de remettre dans le rang ? – les banques centrales nationales, dont certaines ne cessent d’interférer dans la conduite des affaires de la BCE.

Le succès comme la stabilité d’une union monétaire dépendent d’une banque centrale ayant une vue d’ensemble et dont la priorité absolue est d’équilibrer sa politique monétaire (et donc les flux de liquidités transnationales) par-delà les intérêts nationaux. Comme ces derniers peuvent en effet diverger de manière ponctuelle, comme il va de soi que certains déséquilibres peuvent naturellement apparaître entre les régions d’un même pays, la banque centrale commune fera courir à l’ensemble de l’édifice des risques majeurs si sa préoccupation principale n’est pas le rétablissement d’une harmonie et d’une convergence communes. Cette banque centrale doit donc nécessairement agir en toute neutralité et en toute indépendance, notamment en regard d’une tâche rendue d’autant plus difficile que toute dévaluation est impossible, et que les ajustements à l’intérieur de l’Union s’avéreront immanquablement pénibles.

Pour autant, la Banque centrale européenne présente une tare congénitale qui fragilise son action et qui sape sa neutralité : elle est la propriété des banques centrales nationales (des membres de l’Union européenne), qui ne manquent pas d’exercer influence et lobbying au profit des acteurs économiques et financiers de leur pays de tutelle. Dans de telles conditions, et alors qu’elle est en permanence soumise à des vents contraires, la banque centrale fait courir des risques existentiels à l’ensemble de la construction qu’elle est censée soutenir en tolérant ça et là des poches – parfois des gouffres! – de déséquilibres. En violation pourtant de sa mission fondamentale consistant précisément à prévenir l’apparition de tels déséquilibres qui sont – comme les nations européennes périphériques ne le savent que trop – très douloureux à corriger a posteriori au sein d’une union monétaire.

À ce sujet, le taux d’intérêt unique a envoyé le mauvais message – voire a induit en erreur – les marchés financiers, tout en contribuant à assoupir la vigilance de la BCE. Celle-ci a en effet gravement manqué à son devoir – non de prêteuse en dernier ressort – mais de grande harmonisatrice de l’Union, en n’imposant pas des restrictions aux banques de certains pays qui se complaisaient sur leur pente savonneuse. Une banque centrale dispose en effet de tous les outils et de toutes les armes pour encadrer et pour rationner les financements accordés à une banque. Action en amont qui représente un frein « naturel » à l’endettement des ménages, des entreprises mais aussi des nations. Pourquoi la BCE n’a-t-elle pas appliqué ces ralentisseurs dès lors qu’il paraissait évident que, dès le milieu des années 2000, certains membres de l’Union perdaient dangereusement en compétitivité, et, ce, tandis que leurs gouvernements respectifs ne cherchaient pas à limiter leurs propres dépenses ? Pourquoi les crédits accordés par les banques grecques (pour ne citer qu’elles) n’ont-ils pas été strictement bridés par la BCE, alors qu’il devenait évident – dès 2003 ou 2004 – que tant les dépenses du secteur privé que du secteur public de ce pays atteignaient des extrêmes vertigineux ?

Une limitation des flux consentis par la BCE en direction des établissements financiers grecs aurait naturellement freiné la demande agrégée dans ce pays tout en remédiant (au moins partiellement) à l’inéluctable dégradation de la compétitivité de ses entreprises. Tout comme le Pacte de Stabilité et de croissance, mais dans un autre registre, le taux d’intérêt unique européen n’a fait qu’émettre les mauvais signaux. En induisant en erreur les créanciers et les investisseurs, en anesthésiant les acteurs économiques, les États mais aussi la Banque centrale européenne. Autant d’intervenants qui focalisèrent leurs attentions sur un taux à l’esthétique irréprochable, qui dissimulait une réalité faite de déséquilibres, d’excès, parfois même de tromperies. À partir du moment où les marchés et les investisseurs se rendirent compte de ces faiblesses structurelles – à la faveur de la toute première alerte grecque –, les nations qui naguère avaient pu emprunter aux mêmes conditions que l’Allemagne avaient subi une érosion quasi irrémédiable de leur compétitivité. Il était dès lors trop tard pour agir ! La boule de neige initiale était condamnée à se transformer en une avalanche incontrôlable, qui emporterait avec elle tous les pays bernés – ou assoupis – par ce taux d’intérêt unique.

En somme, l’Union européenne court des risques existentiels du fait de l’hyper-politisation de la politique monétaire de sa banque centrale, censée prendre et appliquer ses décisions avec la neutralité et l’objectivité que l’on serait en droit d’attendre d’une institution de cette importance. Il est donc vital de plaider et d’œuvrer pour une BCE apolitique, dont l’action soit immunisée à toute influence des États nationaux qui tenteraient naturellement de la manipuler ou de la modeler à leur avantage. L’union monétaire gagnerait évidemment en efficience et en fonctionnalité si sa banque centrale procédait à ses allocations d’actifs en vertu de critères visant exclusivement à lisser les excès, à combattre les bulles spéculatives, à soutenir les nations fragilisées, ou encore à pénaliser les débordements. L’explosion des déséquilibres, la formation de bulles, comme les investissements hyper spéculatifs de nombre d’établissements financiers européens, auraient en effet été contenus avec succès si la BCE avait appliqué en temps opportun des mesures volontaristes visant à restreindre à certaines banques l’accès à un levier excessif. Il était pourtant essentiel d’aligner le taux d’intérêt effectif de la nation – voire de la région – à ses déséquilibres, si l’objectif avait réellement été de prévenir la formation de bulles dévastatrices dans des pays comme l’Espagne et l’Irlande. Dès lors, les plans de sauvetage européens successifs concoctés dans l’urgence et sous la pression des marchés auraient été caducs parce que inutiles.

Soustraire la Banque centrale européenne aux pressions nationales – par exemple au lobbying intense que lui fait subir la Bundesbank – doit donc être une priorité absolue. La consécration de l’indépendance de la BCE sera ainsi une étape fondamentale dans l’intégration européenne. En outre, le franchissement de ce Rubicon marquera dans le marbre l’attachement inconditionnel de nombre de nations (comme l’Allemagne bien-sûr) à la monnaie unique. Sans dépolitisation de la Banque centrale européenne, l’euro ne pourra traverser sereinement les inévitables crises financières et les chocs macroéconomiques à venir.

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