
La dette, l’argent, le péché
«Dette» en allemand – devoir de l’argent – se dit “‘Schuld”, mot qui veut également dire «péché» en cette langue. Cette dualité dans la signification se retrouvait également dans l’accadien à Babylone. De fait, c’est un souverain babylonien, Hammourabi, qui fut le premier à mettre en place en 1792 avant Jésus Christ un authentique système de répudiation des dettes consistant à effacer de manière ponctuelle toutes les sommes redevables à l’Etat et aux notables de l’époque. Le «Code de Hammourabi» que l’on peut admirer au Louvre stipule que le débiteur n’est pas tenu au remboursement de sa dette en cas de mauvaise récolte, de tempête ou de sécheresse et qu’il pourrait dès lors en toute légalité «laver sa tablette et ne pas payer de loyer pour l’année en cours». Les historiens ont dénombré pas moins de 2’400 épisodes de répudiation des dettes entre 2400 et 1400 avant J.C., donnant lieu à des festivités publiques au cours desquelles les fameuses tablettes censées enregistrer les dettes étaient symboliquement détruites. L’Ancien Testament évoque en plusieurs occurrences l’effacement des dettes, et la religion juive enseigne que l’année suivant 7 années sabbatiques – appelée également “année du jubilé” – doit être l’occasion (donc tous les 49 ans) de se libérer des servitudes et des dettes. Un des premiers sermons de Jésus, rapporté dans l’Evangile selon Saint-Luc (Luc 4 : 16-21), annonce l’imminence de l’année du jubilé et la remise à zéro de tous les compteurs. Cette «bonne nouvelle» – signification du mot «Evangile» – ne fut pas du goût de tout le monde puisqu’elle opposa Jésus aux tous puissants créanciers de l’époque, les Pharisiens.
Tandis que la tradition judéo-chrétienne responsabilise autant le débiteur que le créancier qui ont tous deux des comptes à rendre à Dieu, notre monde moderne stigmatise à outrance le débiteur indiscipliné et le défaut de paiement systématiquement présenté comme le résultat d’une gestion calamiteuse. Tandis que la répudiation des dettes était un acte béni et bénéfique chez toutes les civilisations décrites dans la Bible, cette même dette est aujourd’hui devenue sacrée ! Quelque deux mille ans plus tard, l’endettement mondial se monte à 240’000 milliards de dollars alors que le P.I.B. global atteint péniblement 70’000 milliards de dollars. Dans un tel contexte où ces dettes massives induisent une stagnation endémique et séculaire, les taux d’intérêt sont évidemment condamnés à ne plus jamais être remontés, participant activement à la formation de multiples bulles spéculatives potentiellement dévastatrices. L’Europe, pourtant, est très familière du concept de répudiation des dettes – et elle lui doit beaucoup !
Suite à la Première guerre mondiale, la sortie de l’étalon-or fut accompagnée d’un effacement substantiel et définitif des dettes de nombre de nations qui purent ainsi «reflater» leur économie. L’économiste Carmen Reinhart estime que la répudiation des dettes des économies occidentales de l’époque atteignit une moyenne de 19% de leur P.I.B., dont 50% pour la France ! Après la Seconde guerre mondiale, les accords de Londres de 1953 oblitérèrent la totalité de l’endettement extérieur de l’Allemagne, qui bénéficia d’un véritable jubilé puisque la période allant de 1947 à 1953 vit l’effacement de ses dettes se montant à 280% de son P.I.B. Donc, pas de miracle économique allemand sans suppression de ces dettes ! Tout plaide, de nos jours, en faveur d’un nouveau jubilé – dont les contours sont bien-sûr à définir – car la somme de l’endettement universel fragilise considérablement toute velléité de reprise, et ce suite à la crise financière. La répudiation de certaines dettes ramènerait la confiance, redresserait la consommation, relancerait les économies et tirerait enfin l’Occident de sa crise qui semble permanente, comme sans fin.
Jésus prit le parti de l’action au Temple. Fut-il crucifié – aussi – pour ses vues économiques, pour la menace qu’il faisait peser sur les créanciers ? Sur la croix, sa toute dernière parole fut «Tetelestai», autrement dit «tout est consommé». Etrangement, «tetelestai» était également le terme écrit par les créanciers sur les tablettes pour marquer le règlement de la dette. Tetelestai, dernier mot de Jésus, signifiait donc également «dette acquittée» – «Paid in Full» diraient les anglo-saxons…
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Michel
Une petite pensée pour la France sous de Gaulle
L’étreinte contre nature entre la fable de l’ordo-libéralisme luthérien et la maxime de John Adams (1735-1826 – deuxième président des Etats-Unis) se révèle à nouveau:
“Il y a deux manières de conquérir et asservir une nation. L’une est par l’épée. L’autre par la dette”
Le clin d’oeil d’un monétariste – décembre 2013
[Toute la sociologique allemande est bâtie sur la peur de l’inflation, découlant elle-même de l’influence du protestantisme qui a temporalisé la monnaie.
Cet arrière-plan théologique pourrait expliquer pourquoi la dette est, aux yeux des Allemands, malsaine (le même terme allemand signifie “dette” et “faute”). En effet, le capitalisme serait né au XVIe siècle au sein des milieux de confession protestante. C’est l’esprit austère du luthérianisme qui aurait engendré l’économie de marché moderne. Le protestant ne consomme pas sa richesse, et il l’emprunte encore moins. Au contraire du catholicisme qui est fondé sur la repentance, le culte réformé est, pour partie, basé sur la notion de prédestination, ce qui suppose une preuve par le futur, puisqu’il convient de prouver, par le travail, qu’on est à la hauteur de la destinée prévue par Dieu. En ce sens, la réussite matérielle protestante conforte et confirme l’élection divine. On est donc loin du catholicisme qui a entretenu la subordination de la monnaie par rapport aux valeurs spirituelles, rendant la dépréciation monétaire acceptable. Une lointaine trame catholique subordonne la monnaie au pouvoir et suscite une culpabilisation, voire une intolérance, par rapport à la richesse mobilière. C’est ainsi que la monnaie allemande se réévalue, tandis que les monnaies du sud de l’Europe catholique se déprécient ou se dévaluent.
En Allemagne, la monnaie est fondatrice, tandis qu’en France, elle est un outil régalien. Sa dévaluation est le reflet de sa subordination à l’exercice du pouvoir.
Cette résurgence des contextes religieux s’applique au différend monétaire entre les deux principaux partenaires de l’euro, à savoir la France, fille aînée de l’Eglise, et l’Allemagne, patrie de Luther. Au titre d’exemple, le Deutsche Mark a été réévalué de plus de 100 % entre 1971 (fin des accords de Bretton Woods) et 1999 (année de création de l’euro) par rapport au franc français.
Bien sûr, les facteurs religieux ne suffisent aucunement à expliquer totalement les divergences entre l’Allemagne et la France. L’histoire militaire a aussi forgé des altercations monétaires. La France a toujours reproché à l’Allemagne le paiement de dommages excessifs après sa défaite de 1870, tout en n’ayant jamais obtenu de juste compensation pour les guerres de 1914-18 et encore moins de 1940-45. De son côté, l’Allemagne reproche à la France d’avoir conduit le pays à sa ruine de l’hyperinflation de 1923 et au défaut en 1933, en application du Traité de Versailles de 1919.
Cela va même plus loin que la monnaie : les territoires français et allemands ont été délimités par des négociations monétaires : l’Empire allemand fut signé par Bismarck à Versailles en 1870 au prix d’énormes dommages de guerre, tandis que le support européen à la réunification allemande de 1980 fut négocié en échange de l’entrée de l’Allemagne dans la zone euro. Ce n’est donc pas une coïncidence si les deux premières tentatives d’unions monétaires à cours de change fixe (Union monétaire latine de 1965 et Bloc-or de 1933) exclurent l’Allemagne.
Désormais, la monnaie unique constitue un rapprochement forcé de deux cultures monétaires antagonistes. L’euro survit, parce que la France et l’Allemagne y trouvent un avantage temporaire : l’Allemagne a démultiplié son marché intérieur, tandis que la France a bénéficié des conditions d’emprunt allemandes pour sa dette publique. En Allemagne, l’euro a bénéficié au secteur privé, tandis qu’en France, il a permis de consolider le rôle de l’Etat à coût réduit.
Cette réalité est-elle pérenne ? Rien n’est moins sûr. Il faudrait que les économies des deux pays s’alignent davantage et qu’une compréhension mutuelle fonde les équilibres monétaires et budgétaires. Sans ce rapprochement, la monnaie unique servira de révélateur à des dissensions ancestrales. Plus que jamais, la perpétuation de l’euro repose sur le fragile équilibre de l’axe franco-allemand]
Dixit Bruno Colmant; Prof. Dr. à la Louvain School of Management (UCL); membre de l’Académie Royale de Belgique.
@ ray : l'”ami” Colmant est une girouette : il tourne en fonction des vents : hier monétariste, aujourd’hui social démocrate….allant même à citer Polanyi, mais jamais, il ne mettra en cause le “parti de la rente” et le système financier qui en vit et qui fait (ou a fait vivre) ceux qui le servent ! Il n’est pas le seul, hélas. Perso, j’ n’adhère pas à des modèles dit “d’équilibre” et Keynes -il était de son temps- raisonnait en terme d’équilibre optimal, il considérait, comme tous les libéraux, que le marché faisait à moyen terme l’équilibre…Vous même avez cité les études montrant l’imperfection des marchés, ce que les “marxistes” (pas les communistes) appellent le “rapport de force”….je vous laisse donner toutes les citations (souvent) très judicieuses à l’appui ou contraires…je donnerai un seul exemple : la force du dollar (ou plus bizarrement = la force de l’Euro) : comment réconcilier sous une même analyse deux phénomènes théoriques si disparates dans leur conception…Mais vous le savez, pour moi,il n’y a pas de science économique = juste de l’économie politique….à développer, comme d’hab !
@ Bernard: “Colmant est une girouette, il tourne en fonction des vents” ? Durant combien d’années me suis-je confronté à ses retournements de veste et attaqué frontalement son École de pensée – celle des monétaristes? Comme je vous l’ai déjà détaillé en son temps, pour moi, l’Économie n’est pas une science en tant que telle mais tout au plus une discipline faisant partie des sciences sociales, c-à-d, des sciences molles; à contrario des sciences dures à l’instar des mathématiques. Dès lors, la mathématisation des sciences sociales – par analogie à l’économie (comme discipline) – par les tenants de la pensée dominante est déjà en soit une malhonnêteté intellectuelle (une perversion) employée à dessein.
Bonsoir
A compter du moment où les transactions financières ne sont plus que des lignes de signes et que le dollar peut être imprimé ad libitum, on peut effectivement se poser la question de l’annulation de la dette qui verrait symétriquement re-créditer les prêteurs des sommes qui leur sont théoriquement dues. Comptablement cela ne poserait que peu de problèmes, mais politiquement cela annulerait le pouvoir des créditeurs sur les débiteurs et c’est peut être là que le refus de l’annulation s’enracine!
Le PIB est une production, une dette est autre chose, ce sont des jeux d’écriture. 2 personnes peuvent avoir des dettes mutuelles beaucoup plus importantes que leur production cumulée. Plus généralement, à mon sens, comparer une dette mondiale, de nombreux pays en interactions de dettes à échéances diverses, à un PIB mondial n’a aucun sens. La dette mondiale est la somme des flux d’écritures définissant des dettes qui peuvent être réciproques mais de diverses échéances et portant sur de multiples institutions publiques et privées.
Dit autrement, une personne peut avoir une forte dette et des faibles revenus, mais avoir en actif un fort patrimoine et détenir aussi des titres de créance.
Bonjour Edgell olivier,
En parlant de dette, il ne faut surtout pas tomber dans le travers en faisant une confusion (volontaire ou non) entre le budget d’un ménage et celui d’un État. Les fondamentaux sont diamétralement différents.
Il y a deux parallélismes importants entre le travail et le revenu national. Le premier concerne leur lien de causalité, c’est-à-dire que le revenu est produit par le travail humain. Avec la digitalisation de nos économies (et avec elle, l’alibi Schumpetérien de la « destruction-créatrice »), ni les robots ni les équipements de toute sorte ne peuvent être à l’origine d’une valeur ajoutée, parce qu’ils sont eux-mêmes le résultat du travail humain, qui est le seul véritable facteur de production comme l’avait déjà expliqué J.M. Keynes dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie. Suite au processus de digitalisation croissante des activités économiques, en effet, le nombre de places de travail diminuera de plus en plus dans l’ensemble des économies nationales et cela aura pour conséquence, entre autres, une polarisation toujours plus marquée de la distribution du travail et des revenus sur le plan macroéconomique. Le deuxième parallélisme entre le travail et le revenu national est donné par le fait que tous les deux sont distribués de manière fort inéquitable et très problématique dans l’ensemble des systèmes économiques.
Comme j’ai déjà eu à plusieurs reprises l’occasion de développer le sujet des effets pervers de la « supply side economics », et le leurre de la «trickle down theory », les théoriciens de la théorie économique dominante – de matrice néolibérale – restent pourtant et toujours cimentés dans leurs certitudes. Cette pensée dominante persiste à véhiculer le dogme qu’en réduisant la charge fiscale des entreprises (et des sociétés cotées), celles-ci augmenteront les investissements afin de produire et vendre davantage ; cela étant censé faire augmenter aussi – pour ces prophètes – les recettes fiscales permettant ainsi au secteur public de compenser les pertes fiscales initiales suite à la réduction successive des barèmes d’impôt. Par analogie « compétitive », à encourager l’augmentation des concessions fiscales sur les entreprises cotées tout en sachant que la vélocité du capital n’a d’égal au facteur travail. Pourtant, l’évidence empirique ne corrobore pas du tout la vision théorique dominante. Lorsque la demande sur le marché des produits est insuffisante pour absorber toute la production – comme cela est le cas en cette décennie de crise – les entreprises n’ont aucun intérêt à investir leurs bénéfices nets. Elles ont en revanche intérêt à placer ces bénéfices sur les marchés financiers, faisant augmenter les prix des titres cotés à la bourse (avec pour effet mécanique « une exubérance irrationnelle ». R. Shiller/ R. Thaler) en générant un « price earning ratio » totalement déconnecté des fondamentaux afin d’accroître le patrimoine financier que les entreprises possèdent à l’avantage de leurs propres actionnaires. Un phénomène économico-financier à très court terme (spéculatif) qui s’oppose aux tâches régaliennes de l’État censées s’inscrire dans une logique à long terme.
Postulant de ce secret de Polichinelle, il n’est pas inintéressant de rappeler que la dette publique, contrairement à un capital qui représente du travail passé progressivement accumulé, la dette publique représente aussi un prélèvement sur le travail futur. Plus spécifiquement, le créancier de l’État lui prête avec de l’épargne du travail (du travail accumulé dans le passé), tandis que l’Etat (le débiteur) rembourse sa propre dette grâce à un prélèvement fiscal sur le travail futur. C’est logique, la dette publique est garantie par la capacité de l’État à lever des impôts portant, entre-autres, sur les revenus professionnels futurs. En s’endettant, l’État demande donc à ses créanciers (par le truchement des marchés financiers) de lui faire crédit au motif qu’il sera capable d’exiger un prélèvement sur la création de richesse de ses futurs contribuables. Dès lors, en suivant la ligne de conduite des dogmatiques de la pensée dominante, une dette publique excessive devient l’écueil principal à une fluidité du capital et à l’allègement du coût du travail. En effet, si la dette publique est refinancée par l’impôt, c’est immanquablement le travail qui est frappé.
Et si l’injustice fiscale manifeste entre Capital et Travail se pérennise – exacerbée par nos sociétés mercantiles couplées à une digitalisation exponentielle – alors il ne reste plus qu’aux États autistes à réduire leurs prérogatives d’Intérêt général, c’est-à-dire à détricoter progressivement le filet de sécurité sociale, alléger ses investissements dans les infrastructures (ponts, autoroutes, hôpitaux, éducation, système des retraites etc) ou poursuivre la vente de son âme au secteur privé (aux tenants du Capital) en détruisant implicitement son patrimoine. Mais n’est-ce pas la situation à laquelle nous assistons depuis des lustres, celle où les États ont choisi de faire le jeu de Lucifer qui se mord la queue ?
Yes !!!