L’instabilité : consubstantielle à la finance
Le libéralisme a consacré la globalisation caractérisée par le règne sans partage des marchés financiers – c’est-à-dire du prix – puisque tout était doté dès lors d’une valeur. Pourtant, Keynes nous mettait en garde par rapport à « notre connaissance du futur fluctuante, vague et incertaine » ! Dans ces conditions, comment défendre l’argumentation monétariste selon laquelle il est aisé de faire des prévisions « rationnelles » concernant l’évolution des marchés quand les scientifiques eux-mêmes aimeraient bien prévoir une éruption volcanique ou un tremblement de terre ? Nassim Taleb ne nous dit pas autre chose avec sa judicieuse allégorie du cygne noir. En effet, les marchés n’ont pas raison, ils ne sont pas transcendants et l’histoire qu’ils nous content est parsemée d’échecs, de pertes, de mouvements erratiques, avec tous les effets secondaires que l’on sait sur notre vie quotidienne.
Comment les théories des marchés parfaits et omniscients peuvent-elles prétendre, comme elles le font, avoir un impact constructif et optimal sur l’économie alors que toute prévision fiable est exclue ? Keynes avait eu cette répartie célèbre : « Il n’y a aucune base scientifique sur laquelle il est possible de calculer une quelconque probabilité… nous ne savons tout simplement pas. » C’est son fameux « we simply do not know », véritable appel lancé à plus de modestie aux aficionados – aux adorateurs, devrait-on dire – de la divinité « marchés ».
Comparons ces dires avec les certitudes d’un économiste comme Burton Malkiel, diplômé de Princeton et de Harvard, qui assure que « la vraie valeur (des marchés) triomphera en finalité » car la bourse est, toujours selon lui, « un mécanisme de précision sur le long terme ». Tandis que Keynes disait ironiquement que, « sur le long terme, nous serions tous morts »… Doit-on donc se résigner à supporter et à souffrir de la formation et surtout de l’implosion de ces bulles qui engendrent crises, désolation financière et panique en attendant une sorte d’équilibre messianique des marchés ? Car, selon des économistes comme Malkiel, les krachs ne seraient que des accidents de parcours qui forgent progressivement ce stade d’équilibre final. Voilà pourquoi l’innovation financière, les instruments dérivés et les titrisations ont abattu et ringardisé toutes les règles prudentielles, en consacrant l’avènement et la domination du papier-valeur. Tout risque était susceptible d’être maîtrisé, « hedgé » : les mathématiques nous apprendraient à gérer le risque qui se retrouve réduit au degré de simple considération technique.
Il n’est aujourd’hui plus pensable d’adhérer aux théories des marchés parfaits où les informations sont efficientes. Ce mythe de l’autorégulation, qui avait un temps marginalisé l’État, a été détruit par la crise ayant débuté en 2007, et vient d’être enterré par les déboires européens. Car l’instabilité est au cœur même du monde de la finance : nous la subissons de plein fouet depuis 2007 et avions été mis en garde successivement par Marx, Keynes et Minsky. Revenons donc à la réalité et intégrons l’incertitude au sein de notre processus de prise de décision économique et d’investissement financier.
Contrairement aux certitudes et aux prétentions des micro-économistes, l’activité des acteurs de notre économie n’est pas guidée par la rationalité ni par une savante et généreuse quête d’équilibre, mais tout bonnement par des intuitions, par des instincts et par l’appât du gain, quand ce n’est pas par un sentiment de panique… Comme ce sont les facteurs psychologiques et comportementaux qui conditionnent surtout l’activité économique, seule l’action apaisante, régulatrice et stabilisatrice de l’État est susceptible d’y restaurer l’équilibre – et l’équité – en cas de tourmente.
C’est sous cet angle, moins idyllique mais ô combien plus prosaïque et réaliste, que doivent être analysés l’économie et l’investissement qui, loin de répondre à de nobles aspirations, sont la manifestation de nos instincts, de nos appétits, de nos angoisses et de nos manies les plus intimes, parfois les plus viles. Dès lors, l’ « Homo economicus » tombe de son piédestal : c’est sa gourmandise et son manque de scrupule qui l’autodétruisent. C’est ainsi que le retour de l’État s’imposera dès lors que nous admettrons que notre maîtrise de l’économie est au minimum imparfaite et limitée par nos propres capacités intellectuelles et mentales. Car, pour reprendre les termes de Keynes, « l’économie est une de ces jolies techniques qui tente d’appréhender le présent en faisant abstraction du fait que nous en savons très peu sur le futur ».
Keynes, qui n’avait de cesse de rappeler l’impossibilité de prédire l’avenir ou même notre comportement de demain, souhaitait que les économistes « parviennent à se penser humblement, comme des personnes compétentes sur le même plan que des dentistes » !
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Michel