Derrière l’austérité se dissimulent des enjeux fondamentaux
La communauté financière internationale exige de la part de nos nations un retour aux équilibres budgétaires. Pourtant, les États ont quasiment perdu tout pouvoir sur leur politique économique car ils ont renoncé à peser sur les variables financières. La dérégulation progressive ne s’est-elle effectivement pas traduite par une détermination des cours des monnaies par le seul marché des changes, par une spéculation boursière permanente (où les actions peuvent être cotées jour et nuit) fixant minute par minute la capitalisation d’une entreprise, par un marché obligataire brassant des sommes phénoménales prêtées – ou au contraire soustraites – à des débiteurs privés, voire à des États ? C’est donc dans un environnement où les produits financiers structurés, où les dérivés et autres instruments dits « exotiques » ont confisqué aux États – même les plus puissants comme les États-Unis d’Amérique – la substance même de leur pouvoir économique et financier que la communauté financière exige de leur part une consolidation fiscale qu’ils n’ont plus les moyens de mener à bien. La puissance de nos États a ainsi été insidieusement diluée par la mondialisation libérale dans un contexte où nos entreprises sont totalement dépendantes de la globalisation.
L’Union européenne a en outre accentué de manière flagrante ce processus de dessaisir les États d’une majeure partie de leurs compétences et prérogatives afin d’être en mesure de compter et de peser (face à l’Asie et aux États-Unis) dans cette bataille du capitalisme mondialisé. Le reliquat de pouvoirs encore aux mains des États ayant été irrémédiablement perdu à la faveur de la crise internationale. Le résultat consiste aujourd’hui en une ruine où le politique ne peut pratiquement plus rien car il a été dépouillé de quasiment tous ses leviers. Voilà pourquoi les politiques en viennent à s’affubler du qualificatif – hélas pour eux fort réaliste – de « normal » ! En outre, non contents d’avoir été secourus et renfloués par leurs gouvernements de tutelle respectifs, les établissements et le monde de la finance blâment aujourd’hui les États pour leurs déficits… eux-mêmes principalement creusés pour sauver les marchés financiers du gouffre où ils s’étaient lancés à corps perdu ! Situation cocasse – et immorale – donc, où des États, désarçonnés par un pouvoir remis aux mains de la finance, et déséquilibrés par des sommes pharamineuses injectées dans les bilans des fleurons de cette finance globalisée, sont sommés d’assainir leurs comptes publics. Le tout assorti de mises en demeure de la part de créanciers qui exercent sur les États une intense pression afin d’être remboursés, au risque de précipiter l’effondrement financier généralisé dont eux-mêmes (les prêteurs et le système financier) seraient les premiers à pâtir ! Incohérence enfin de cette communauté financière qui n’a de cesse d’exiger de la part des États la rigueur et l’austérité tandis qu’elle déplore une croissance trop faible pour permettre le remboursement des dettes publiques ! Quand les marchés – et avec eux la caste des politiques orthodoxes qui les suivent servilement – se rendront-ils pourtant compte que les économies budgétaires ne sont pas une stratégie crédible pour réduire les déficits publics ?
La rigueur n’est en effet qu’un sédatif – tout à fait temporaire, donc – permettant d’assoupir les prêteurs et une pilule amère inutile à faire avaler à la population. Pire encore puisque ce sont les pays ayant mis en place une austérité pure et dure qui se retrouvent les plus punis par les marchés financiers, rendus fébriles par une croissance qui s’en retrouve naturellement sapée. N’est-il pas aberrant de considérer le déficit d’un État sous le même angle et avec les mêmes lunettes que le budget d’un ménage ou le bilan d’une entreprise ? Il n’est certes pas rassurant pour un créancier d’apprendre que son débiteur se retrouve en cessation de paiement ou qu’il est menacé de perdre son emploi. Pour autant, ce type de comparaison ne peut en aucun cas s’appliquer à la dette publique d’une nation souveraine pour la simple et unique raison qu’un État a le devoir de stabiliser les conditions économiques et financières de la zone dont il a la charge. Il est intolérable de se complaire dans des raisonnements fallacieux et dans des démonstrations à la rationalité suspecte qui confondent la nécessaire rigueur budgétaire d’un ménage ou d’une entreprise aux obligations d’un État, dernier recours pour relancer – quand ce n’est pas pour sauver – son activité et son tissu économiques. Qui prendra le relais et qui s’emploiera à combler les lacunes si le secteur privé est paralysé dans ses dépenses, dans sa production et dans ses investissements ? En l’absence de l’intervention régulatrice de l’État, le chômage est condamné à s’aggraver et l’économie à se rétracter, accompagnés d’une détérioration inéluctable des comptes publics. Par temps de crise, austérité ne rime certainement pas avec consolidation fiscale, même si ce débat technique en cache un autre, bien plus fondamental.
C’est en effet le rôle de l’État dans l’économie qui est au cœur de ces solutions diamétralement opposées – voire antagonistes – entre les partisans de la rigueur budgétaire – donc d’un recul supplémentaire de l’État – et ceux qui tolèrent des déficits publics, considérés comme le prix à payer pour un État assumant son devoir d’arbitre et de régulateur. Accepter les économies budgétaires ne revient pas seulement à rentrer dans les clous d’une orthodoxie financière et comptable tout aussi injustifiée que contre-productive en période de crise. C’est se résigner à rogner encore et toujours plus les prérogatives de l’État, donc les nôtres. C’est se soumettre au verdict des marchés et c’est laisser l’écrasante majorité de nos concitoyens sans défense. Une véritable guerre des tranchées est livrée à cet effet par les tenants de cette stricte orthodoxie, qui n’hésitent pas à déployer des « tactiques de peur budgétaires » (expression de Paul Krugman) afin de parvenir à leur fin ultime consistant en une éclipse quasi totale des pouvoirs publics. Pour ce faire, une argumentation spécieuse est développée tous azimuts, qui confond sciemment et allègrement solvabilité individuelle et solvabilité de l’État face à un public bombardé d’images cataclysmiques dont le seul but est de le persuader de faire pression sur son gouvernement pour l’adoption de mesures d’amaigrissement. Nous subissons parallèlement le cynisme de nos dirigeants qui, sans se poser trop de questions, acceptent les diktats des marchés et imposent la rigueur. Lequel cynisme est gobé par un citoyen qui admet tous les sacrifices sous le faux prétexte que les dettes devront bien un jour être remboursées… Paradoxalement, la crise financière actuelle elle-même sert d’argument aux tenants de l’orthodoxie qui plaident en faveur d’un rétrécissement supplémentaire des pouvoirs publics. Alors que ce sont manifestement les pays d’Europe où l’État a encore quelque importance (comme les pays scandinaves et dans une moindre mesure la France) qui ont le mieux traversé les épreuves.
L’austérité a-t-elle donc pour objectif de résorber les déficits ou n’est-elle qu’un prétexte pour faire encore reculer l’État et démanteler au passage ce qui reste de programmes sociaux ? Dans un contexte où les profits des grosses entreprises et des établissements financiers battent des records, où l’accès à des capitaux à bas prix les autorise à multiplier les leviers et les possibilités d’investissements, comment ne pas être troublé par ces appels incessants à une austérité qui n’est en fait qu’un rideau de fumée destiné à brouiller les pistes ? Souvenons-nous des paroles prémonitoires d’Aldous Huxley dans « Le Meilleur des mondes » : « Soixante-deux mille quatre cents répétitions font une vérité. »
Extrait de l’introduction de mon livre qui vient de paraître:
« Splendeurs et misères du libéralisme », éd. L’Harmattan