L’avenir n’attend pas

Les grands esprits sont-ils terrifiés par leur propre époque ? Certains économistes vivent-ils dans un monde parallèle, un univers où les technologies attendent poliment l’autorisation des professeurs pour exister ?
Dans un monde où l’intelligence artificielle et la robotique redessinent les contours du travail humain, le lauréat du Nobel d’économie Daron Acemoglu propose une vision nostalgique.
Réformes fiscales pour décourager une automatisation excessive, consultation obligatoire des salariés avant la validation et le déploiement des innovations.
Une tentative, en somme, de dompter le flux technologique.
En réalité, une lutte contre un courant irrésistible, revenant à tenter de retenir l’océan avec une digue de sable.
Le postulat est certes noble, consistant à ralentir l’autoroute technologique au nom d’un idéal de protection sociale.
La grande illusion de l’automatisation « juste ce qu’il faut »
Acemoglu évoque une « automatisation excessive », comme s’il existait un thermostat du progrès technologique, un curseur géré par un ministère quelconque qui fixerait la quantité d’innovation tolérable.
Qu’est-ce que l’automatisation « excessive » ?
Qui le détermine ?
Selon quels critères ?
Les technologies ne suivent pas un calendrier administratif, mais des courbes d’apprentissage, des effets d’échelle, des externalités positives. Taxer une transition ne la rend ni juste ni intelligente, mais assurément coûteuse, lente et inefficace.
En fait, Acemoglu propose tout bonnement de baisser la productivité marginale du capital pour maintenir artificiellement celle du travail. Diamétralement à l’inverse de ce qu’a toujours réclamé le progrès économique.
Demandons à un marathonien de courir avec un sac de sable afin de laisser une chance aux marcheurs.
Retour au début du XXᵉ siècle
Né en 1900, Acemoglu aurait-il taxé les moteurs dépassant les vitesses adaptées aux chevaux, renforcé les syndicats de palefreniers afin de leur distribuer une part des gains de productivité des voitures ?
L’avènement de l’automobile a en effet balayé l’industrie équestre, retirant des routes des millions de chevaux, privant d’emploi des millions de palefreniers, de forgerons et de voituriers.
Acemoglu aurait-il plaidé pour des taxes sur les moteurs thermiques afin de limiter leur vitesse à un « rythme chevalin » (10 km/h), pour des consultations obligatoires avec les éleveurs de chevaux avant tout lancement de Ford T, pour un renforcement des syndicats d’éleveurs afin de capter les gains de productivité des « nouvelles machines » ?
Veto du passé sur le futur
La proposition d’exiger une consultation préalable des travailleurs à propos de tout déploiement technologique est une des idées les plus aberrantes d’Acemoglu, et consisterait à mettre en place des comités d’évaluation internes, des procédures de validation interminables, des mécanismes de veto implicites, bref une bureaucratisation généralisée de l’innovation.
Imagine-t-on les dactylographes votant sur l’adoption des ordinateurs ?
Les archivistes validant l’arrivée des bases de données ?
Les projectionnistes de cinéma approuvant la vidéo numérique ?
À travers les âges, aucune innovation majeure n’aurait survécu à un tel processus.
La vision macro pour éviter la ringardisation
L’automatisation n’est pas un choix politique ou une mode passagère : c’est une force gravitationnelle propulsée par la concurrence mondiale, par les avancées exponentielles en IA, enfin par la quête effrénée de profits. Essayer de la décourager par des taxes ou par des consultations obligatoires serait comme imposer des amendes aux marées afin qu’elles montent moins vite.
Le travail humain est économiquement sacré, jusqu’au moment où il ne l’est plus. Et appliquer un modèle industriel à une économie post-travail revient à tenter de réguler internet à l’aide du Code des postes et télécommunications.
Quand le véritable enjeu – le seul – est de garantir un revenu et une stabilité sociale dans un monde où l’automatisation produit une richesse colossale avec très peu de travail humain.
Le bouleversement du mode de distribution de la valeur exige un revenu universel ou son équivalent fonctionnel, une fiscalité reposant davantage sur les flux de valeur que sur l’emploi, des mécanismes de participation aux gains de productivité du capital automatisé, un système éducatif centré sur la créativité, l’analyse, la culture générale, et pas sur la compétition avec les machines.
Le Nobel regarde le travail, quand c’est la société, elle, qui m’intéresse.
Il appelle de ses vœux un futur qui ralentisse et oppose le progrès à la justice sociale.
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1. “Le bouleversement du mode de distribution de la valeur exige un revenu universel ou son équivalent fonctionnel, une fiscalité reposant davantage sur les flux de valeur que sur l’emploi, des mécanismes de participation aux gains de productivité du capital automatisé, un système éducatif centré sur la créativité, l’analyse, la culture générale, et pas sur la compétition avec les machines”
Assurément, cher Michel !
2. D’ailleurs, jadis, l’économiste visionnaire, Jean de Sismondi, avec sa publication des “Nouveaux principes d’économie politique”, ne théorisait-il pas que “le rythme élevé du progrès technique fait que les anciens résistent en bradant les prix et donc les salaires”? Qu'”ajouter de la valeur c’est ajouter du capital fixe, des machines, des entrepôts, des forces aveugles de la nature qui sont redirigées par l’intelligence et l’habileté qui sont autant de richesse future”? Toutefois, ne manquera-t-il pas de préciser que “ce capital ne produit que s’il est fécondé par le Travail qui le met en mouvement”; ajoutant que “le surplus et le profit sont accaparés par les riches qui sont propriétaires du capital et, de ce fait, peuvent décider seul du partage de la valeur ajoutée et de la richesse” ! Un constat opéré dans le temps et l’espace économique d’autrefois où la seule vélocité de circulation du capital – en terme de valeurs et de flux – ne parvenait encore à créer du “capital neuf” [réserve de valeurs] sans recourir au facteur Travail.
L’ère de la financiarisation débridée de nos systèmes économiques y est parvenue depuis, “grâce” notamment aux avancées technologiques [trading à haute fréquence] ainsi qu’aux législations en matière d’ingénierie financière, et de normes comptables, durant ces cinq dernières décennies.
En 1936 – une autre époque qui s’inscrit au fil du “machinisme” – l’économiste de Cambridge, J.M. Keynes, à la lueur de sa “Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie”, ne considérait-il pas le revenu comme le produit du Travail humain? Certes, cependant, le facteur Travail [à ne pas confondre avec l”‘esclavagisme moderne”] tend à disparaître à l’heure de cette disruption majeure d’aujourd’hui. Et, bien que la théorie économique nous apprend que “ni les robots ni les équipements de toute sorte ne peuvent être foncièrement à l’origine d’une valeur ajoutée, parce qu’ils sont eux-mêmes le résultat du travail humain qui est le seul véritable facteur de production”, indéniablement, de nos jours, le bât blesse au prisme du facteur Travail et du revenu étant donné que tous les deux sont distribués de manière fort inéquitable. La théorie économique s’étant égarée sur le chemin du progrès ! Or, ce phénomène préoccupant, en pleine disruption économique, se renforcera à l’avenir – si repenser les biais du capitalisme ne figure au programme des nouveaux choix publics – et immanquablement se révélera plus problématique pour l’ensemble du système économique.
À moins que les espoirs de nos décideurs, en Occident, se fondent ailleurs puisque nos concepts démocratiques ont déjà passablement déclinés depuis la “Grande Récession de 2008”.
3. L’Académie royale des sciences de Suède a récemment décerné un prix Nobel d’économie à Joel Mokyr, Philippe Aghion et Peter Howitt pour « avoir expliqué la croissance économique par l’innovation ». Cette récompense fut répartie de la façon suivante : une moitié revient à Joel Mokyr « pour avoir identifié les conditions préalables à une croissance durable grâce au progrès technologique » et l’autre moitié est partagée entre Philippe Aghion et Peter Howitt pour leur théorie de la « croissance durable à travers la destruction créatrice». Certes, les travaux théoriques d’Aghion éclairent des débats contemporains sur la politique industrielle, l’organisation des marchés et le marché du travail, et montrent comment la concurrence, bien réglée, stimule l’innovation sans l’étouffer. Notamment, ils fournissent un cadre pour penser les arbitrages entre incitations privées, diffusion des connaissances et cohésion sociale. Une vision saluée par de nombreux économistes qui y voient déjà une boussole pour concilier (a) accélération technologique (b) transition écologique (c) inclusion.
Ma question : Ne sommes-nous pas à nouveau plongé dans une utopie relevant d’un énième «trilemme d’incompatiblité» comme l’histoire économique en regorge [après le triangle d’incompatibilité énoncé par Robert Mundell ou celui de Dani Rodrik, par exemple] ? Vu que la toile de fond reste toujours cette «croissance ad vitam æternam» au nom du progrès [du mieux vivre pour alibi]dès la fin du XXe siècle à l’échelle de l’Humanité.
https://michelsanti.fr/capitalisme-contre-la-planete/lhomme-nest-pas-too-big-to-fail
«L’Homme n’est pas too big to fail», en effet, pourtant des économistes auréolés du prestigieux prix Nobel d’économie, à l’image de Milton Friedman, Eugène Fama ou encore Burton Malkiel ont aussi gagné leur propre révolution alors que l’Humanité paie le prix fort de ce «progrès» – aujourd’hui – à défaut d’une «Grande Modération». «Remettre l’Homme dans sa globalité au centre des activités économiques de tout genre», ce postulat n’était-il pas celui de milliers d’enseignants-chercheurs – en 2015 – ayant aspiré à un retour du pluralisme dans les «sciences économiques», en France? Le président de l’Association française d’économie politique de l’époque lanca d’ailleurs un cri d’alarme contre la mort annoncée du pluralisme en économie. Le Manifeste publié raconte comment une orthodoxie – le mainstream – aura fini par étouffer la diversité des conceptions et le point de départ ne sera autre qu’une lettre dans laquelle un économiste français, couronné du Nobel en économie, jette tout le poids de son prix pour bloquer une réforme visant à restaurer le pluralisme des doctrines économiques à l’université. Dès réception, sa destinataire, secrétaire d’État à l’enseignement supérieur, retira son décret. Un cas malheureusement pas isolé dans ce bas monde. Et un paradoxe, puisque nous avons vu un économiste libéral [le même brillant économiste qui, durant son cursus, proposa des mesures de régulation face aux oligopoles et monopoles qui jouissent d’une position dominante sans en apparence en profiter aux dépens de leurs clients] demandant à l’État d’intervenir pour l’aider à maintenir sa position de monopole dans l’ordre universitaire et une ministre de gauche qui obtempéra. Un paradoxe !
Pour «Homo-politicus», les notions d’Intérêt général et de bien commun ont-elles encore du sens aujourd’hui ? Peut-être aurait-il fallu que je commence par cette question.
4. Autrefois, pour peu que cet axiome fut oublié, l’économiste James McGill Buchanan – également récipiendaire de la prestigieuse récompense de la “Banque de Suède” en mémoire à Alfred Nobel – tenait à juste titre ce propos: “Good games depends more on good rules than they depend on good players” [en d’autres termes, “si vous voulez améliorer la qualité de l’action publique, améliorez les règles du jeu et non pas les joueurs”] Ce qui n’est pas inintéressant si l’on reprend le constat édifiant de cet autre économiste “Nobelisé”, Paul Krugman, qui s’étonnait en 2008 de voir ô combien les inégalités des revenus aux États-Unis étaient redevenues aussi extrêmes qu’en 1920, mais, pourtant, dira-t-il: “jusqu’en 2006 du moins, alors même que la crise du subprime US trouvait son point de départ, les électeurs ont voté en majorité pour des candidats ayant cultivé cette évolution”. Un paradoxe !
Quant aux critiques faites ensuite aux “régulateurs” par Joseph Stiglitz – lui aussi lauréat du “prix Nobel” d’économie, on retiendra qu’il parlait “d’incohérence intellectuelle” pour désigner le fait que les acteurs financiers, comme les régulateurs, “n’ont rien compris” et que, d’une certaine façon, ils étaient dans “l’ignorance des leçons de la théorie économique et de l’expérience historique”.
Un autre paradoxe ou peut-être que la “croyance” – qui semble frapper aussi l’électeur mal avisé – a tout simplement supplanté l’ordre des biais cognitifs rationnels à l’aide de nouveaux outils offerts par les déviances de la discipline des “sciences comportementales” [i.e Richard H.Thaler – lauréat du prix dit “Nobel d’économie” pour sa contribution à l’économie comportementale].
5. Que dire ensuite, si ce n’est que l’incohérence des préférences frappe également le phénomène du “Prix” d’économie en lui-même; décerné par l’Académie royale des sciences de Suède qui reste une imposture étant donné que les membres de cette institution – à qui revient la décision de nommer les récipiendaires du “Prix de la banque centrale suédoise en la mémoire d’Alfred Nobel” – ont toujours refusé de considérer qu’une science sociale [molle] comme l’économie, a “une nature suffisamment “scientifique” pour justifier l’octroi d’un prix de ce type à côté de “sciences exactes” telles que la physique et la chimie” [Lindbeck 1985].
La règle du jeu a ainsi poussé une majorité grandissante d’économistes à se concentrer sur la “mathématisation” de l’analyse économique afin de “hisser” la “science économique” au rang des “sciences exactes”, dont la physique représente pourtant le sommet parmi les sciences naturelles. Cette trajectoire d’évolution [ou de révolution] de la science économique a toutefois atteint des niveaux extravagants, parce qu’elle a vidé de tout contenu économique les travaux soi-disant “scientifiques” des économistes mathématiques [économétrie] contemporains qui ont cependant su garder en tête que la discipline de l’économie est avant tout “une science molle”.
6. Incongru, n’est-ce pas, de prendre acte, incidemment, d’une proportion non négligeable [alors que la liste est encore longue] de cette matière grise en mouvement – récompensée pour de nombreux travaux sensés profiter au bien de l’Humanité – qui ne soit parvenue à anticiper à temps les nombreux biais ayant favorisés l’émergence et surtout l”‘exubérance irrationnelle” de la finance dite casino, “la marchandisation de la nature et du pouvoir politique…” Est-ce donc ceci le progrès à l’échelle de l’Homme ?
Avec son dernier ouvrage publié, l’éminent professeur de finance quantitative à l’Université de Zurich, Marc Chesney, a ce courage de crier: STOP ! “Stop à la finance casino et la marchandisation du vivant”. Pour cet intellectuel qui fut notamment directeur du Département de banque et finance et du Centre de compétence en finance durable de ladite Université, avant de prendre sa retraite en 2024, “la DÉMOCRATIE est devenue le masque vertueux d’un despotisme d’oligarques cyniques et sans scrupules, qui n’hésitent devant rien pour augmenter leur richesse et leur pouvoir. La liberté de polluer, de détruire le vivant à grande échelle, d’augmenter les émissions de gaz à effet de serre, d’accumuler des richesses grotesques et insensées et finalement de fragiliser les conditions tant de travail que de vie pour le plus grand nombre, est dans les faits une DICTATURE” !
[**L’objectif de son livre est de faire régresser le sentiment d’impuissance qui nous assaille face aux catastrophes, qu’elles soient passées, présentes, ou à venir si rien n’est entrepris. Il est encore temps de réagir pour stopper le rouleau compresseur qui nous écrase, afin que les générations actuelles et futures aient des perspectives plus réjouissantes que celles du réchauffement climatique ou de l’hiver nucléaire et que nos vies deviennent ainsi respirables. Des pistes de solution y sont mentionnées** précise-t-il]