Erdogan a surpris ses alliés comme ses adversaires : en gelant les avoirs d’institutions iraniennes, le président turc donne des gages à Washington. Une volte-face spectaculaire pour celui qui, hier encore, se présentait comme le défenseur de Téhéran face aux sanctions américaines.
Le retour du “snapback” : l’Iran à nouveau sous sanctions
Après le constat de non-conformité de l’Iran par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU (2231) ont été réactivées via le mécanisme dit du “snapback”. Ce dispositif, prévu dans l’accord nucléaire de 2015 (JCPOA), permet aux signataires de rétablir automatiquement les sanctions internationales contre l’Iran si celui-ci ne respecte pas ses engagements nucléaires.
Cette décision, initiée par l’E3 (Royaume-Uni, France, Allemagne), marque un tournant dans la politique européenne à l’égard de Téhéran. Dans la foulée, la Turquie a surpris en annonçant le gel des avoirs de 20 individus et 20 entités iraniennes, dont l’Organisation iranienne de l’énergie atomique (AEOI), la Bank Sepah, ainsi que des centres stratégiques comme ceux d’Ispahan et de Karaj.
Ankara sanctionne Téhéran : “trahison” pour l’Iran, calcul pour Erdogan
À Téhéran, cette décision a été perçue comme une « escalade majeure » contre le programme nucléaire iranien. Les médias proches du régime ont même parlé de « trahison sunnite » de la part d’Ankara.
Mais derrière cette rupture apparente se cache un marchandage géopolitique soigneusement négocié entre Recep Tayyip Erdogan et Donald Trump, dans le cadre des discussions sur l’accord de Gaza.
Lors de sa visite à la Maison-Blanche le 25 septembre, première rencontre bilatérale depuis 2019, Erdogan aurait accepté de modérer le Hamas et de s’aligner sur la ligne occidentale concernant l’Iran, en échange de contreparties économiques et politiques substantielles.
Un réalignement opportuniste
Ce virage diplomatique n’a rien d’un changement de doctrine : il s’agit avant tout d’un ajustement tactique.
Depuis le retrait américain du JCPOA en 2018, Ankara a souvent contourné les sanctions américaines afin de préserver un commerce bilatéral d’environ 16 milliards de dollars avec l’Iran, principalement en hydrocarbures.
Membre de l’OTAN mais critique de l’Occident, Erdogan s’est longtemps posé en équilibriste stratégique :
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dénonçant l’« hégémonie américaine » tout en profitant du commerce iranien ;
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adoptant une rhétorique anti-impérialiste à usage interne ;
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utilisant les ports et banques turcs comme relais discrets des exportations iraniennes.
Ce double jeu a toutefois atteint ses limites, notamment après les sanctions américaines visant certaines entreprises turques accusées d’avoir aidé Téhéran à contourner les embargos.
Halkbank, le maillon faible du rapprochement
Au cœur de ce réalignement se trouve un dossier explosif : celui de Halkbank, grande banque publique turque accusée par la justice américaine d’avoir blanchi plus de 20 milliards de dollars issus de la vente illégale de pétrole iranien.
La Cour suprême des États-Unis vient en effet de rejeter la demande d’immunité déposée par Ankara, ouvrant la voie à un procès pour fraude et évasion de sanctions à New York.
Erdogan cherche donc à éviter une crise diplomatique et financière majeure. En échange d’un alignement turc sur la politique américaine au Moyen-Orient, Trump aurait assuré son homologue turc que « le problème Halkbank était réglé ».
Le prix du rapprochement
Ce rapprochement turco-américain s’est accompagné d’un paquet économique conséquent :
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déblocage du programme F-35, dont la Turquie avait déjà payé 1,4 milliard de dollars ;
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commande de 225 avions Boeing ;
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achat massif de gaz naturel liquéfié (GNL) américain, au détriment des importations russes ;
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contrat de construction d’une centrale nucléaire civile à Sinop confié à une entreprise américaine, écartant un projet concurrent russe ;
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enfin, adhésion tacite au plan « Abraham Shield », architecture régionale de défense menée par les États-Unis et Israël.
Une économie turque sous respiration artificielle
Cette politique de concessions survient dans un contexte économique dramatique :
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inflation dépassant les 70 % ;
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livre turque en chute libre ;
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réserves de change en baisse ;
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besoin urgent en capitaux étrangers.
En s’alignant sur Washington, Erdogan espère rétablir la confiance des investisseurs, accéder à des financements occidentaux et renforcer son influence en Syrie en marginalisant les réseaux pro-iraniens liés au Hezbollah.
Un pivot calculé, pas une capitulation
Contrairement à la lecture faite à Téhéran, ce mouvement ne traduit pas une soumission à l’Occident, mais un pragmatisme assumé.
Erdogan cherche avant tout à maximiser les bénéfices politiques et économiques de son pays tout en maintenant une rhétorique pro-palestinienne destinée à son électorat.
Du reste, Trump a publiquement salué son rôle dans les pourparlers de Gaza, le qualifiant de « magnifique » et affirmant que « le Hamas le respecte », soulignant ainsi la position de médiateur que la Turquie entend conserver.
Réalisme turc
La Turquie ne « lâche » pas l’Iran par conviction, mais par nécessité.
Sous la pression économique, diplomatique et judiciaire, Erdogan joue ainsi une carte pragmatique : celle du réalignement temporaire sur les États-Unis pour sauver son économie, regagner du poids régional, sécuriser des contreparties concrètes.
Ankara reste fidèle à sa doctrine : ne jamais s’enfermer dans un camp, tirer profit de tout.
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