La locomotive allemande et ses wagons de précarité et de déséquilibres

La locomotive allemande et ses wagons de précarité et de déséquilibres

octobre 1, 2012 0 Par Michel Santi

Doit-on s’inspirer du modèle allemand ? Oui – bien-sûr ! – si l’on en croit les statistiques du chômage qui dépassent 10% en France, 25% en Espagne et même 8% aux Etats-Unis, comparées au taux de sans emplois de 6.5% en Allemagne. Chiffre qui reste la meilleure performance de ce pays depuis sa réunification, voilà vingt ans. Quel est donc le secret de cette recette allemande, qui permet à ce pays de maintenir un taux de chômage compris entre 7 et 8% quand son P.I.B. fait une chute libre sur la même période ? Souvenons-nous en effet des années 2008 et 2009 où il avait connu une croissance de respectivement + 1% et – 4.7%, mais où le chômage n’était monté que de  7.1 à 8% et, ce, en dépit d’un écart défavorable de près de 6 points de P.I.B. !  Qu’attend donc le reste de l’Union européenne pour marcher dans les pas d’une Allemagne qui n’a de cesse à s’ériger en modèle absolu en termes de compétitivité de ses entreprises et de flexibilité de son monde du travail ?

En réalité, la forte décrue du chômage en Allemagne – de 11.5 % au printemps 2005 à 5.5 % à fin 2011 – est entièrement redevable à une dérégulation intensive ayant favorisé la création d’emplois temporaires, ou à salaires très réduits. La flexibilité allemande n’a donc pu se réaliser qu’au prix de ces “mini-jobs” qui ont ainsi augmenté de 14 % entre 2005 et 2011 et qui concernent quelque 4.5 millions de salariés, dont les revenus se situent entre la moitié et les deux-tiers du salarié moyen. Le développement de ce travail au salaire à la précarité sans précédent devait néanmoins représenter une aubaine pour des entreprises qui, dès lors, furent promptes à accélérer leur embauche. Tant et si bien que l’essor de cette catégorie d’emplois fut trois fois plus important que celui qui concernait les emplois « traditionnels », durant cette période considérée. De fait, les toutes récentes statistiques émanant de l’OCDE indiquent que les emplois à bas (voire à très bas) salaires représentent 20% de la masse salariale allemande, par rapport à 13% en Grèce et à 8% en Italie…Il va de soi que, dans un contexte de salaires qui atteignent un maximum de 400 euros par mois, les employeurs n’ont plus aucune motivation à embaucher sur la base de contrats de travail à durée indéterminée. Ce qui explique qu’un salarié allemand sur cinq perçoit aujourd’hui 400 euros par mois, et que les contrats à durée indéterminée sont progressivement scindés en un ou en plusieurs « mini-jobs ». Le tout, dans un cadre allemand où le salaire minimum est banni des dictionnaires comme des lois.

Pour autant, ne nous y trompons pas car la création de toutes pièces de cette nouvelle classe – voire de cette sous classe – de travailleurs ne fut certainement pas le fruit du hasard, mais bel et bien le résultat d’une entreprise mûrement réfléchie et planifiée dès le début des années 2000 par le Chancelier de l’époque, Gerhard Schröder. Si la fédération patronale allemande se positionne contre l’instauration du salaire minimum accusé de créer le chômage en augmentant le coût du travail. C’est qu’elle est totalement soutenue par un cadre légal et par l’écrasante majorité des partis politiques peu enclins à s’apitoyer sur ces salariés et sur ces travailleurs sous payés, qui n’ont nullement bénéficié du redressement spectaculaire de leur pays suite à sa réunification. Qui ont, bien au contraire, subi une décapitation de leurs revenus ces dix dernières années. Le miracle allemand n’est en effet que mirage – voire cauchemar – pour une partie importante des travailleurs allemands, en l’occurrence pour près de cinq millions d’entre eux ! N’oublions pas les déclarations tonitruantes de Schröder à la tribune du World Economic Forum en 2005, qui annonçait fièrement avoir « créé un des meilleurs secteurs d’Europe en termes de bas salaires »…

Par delà cette problématique de précarité qui touche de plus en plus d’allemands, cette masse de « mini-jobs » exerce en outre des effets pernicieux sur l’ensemble des pays d’Europe périphérique. Ces misérables salaires octroyés – qui font des travailleurs allemands les alter ego de leurs collègues du Sud-est asiatique – dopent bien-sûr les exportations de leur pays tout en restreignant considérablement sa capacité à consommer, et donc à importer. Cette incontestable compétitivité allemande – qui se réalise au détriment d’une immense masse salariale – est donc aussi une authentique plaie pour les nations en pleine crise. De manière bien compréhensible, celles-ci se montrent incapables d’exporter vers l’Allemagne et vers les allemands qui n’ont pas les moyens de se payer des produits espagnols, italiens ou portugais. Ainsi, cette politique allemande représente une des failles structurelles majeures de l’Union européenne car elle y impose et y instaure une déflation généralisée. La seule et unique formule permettant aux entreprises européennes périphériques de gagner en compétitivité consiste logiquement en des réductions généralisées des salaires de leurs travailleurs. Ce, dans le double objectif de tenter de concurrencer les marchandises allemandes à l’exportation et de vendre aux consommateurs de ce pays. Comment les politiques et les chefs d’entreprise allemands ont-ils aujourd’hui le cran d’ironiser – voire de stigmatiser – les économies européennes périphériques quand la quasi intégralité de la croissance allemande fut et reste redevable à l’appétit de consommation et de l’endettement de ces nations ?

Il est donc urgent d’augmenter aujourd’hui les salaires de ces mini-jobs allemands afin de faciliter et de promouvoir un transfert équitable des richesses et des revenus à l’intérieur même de l’Union. Car les déséquilibres touchant un pays de l’importance de l’Allemagne, qui en représente 28% de l’activité économique, exercent à l’évidence un impact nuisible sur toute la zone. Sans même évoquer l’accentuation inquiétante des inégalités à l’intérieur de l’Allemagne du fait d’une redistribution insidieuse des richesses depuis le pauvre – obligé de dépenser tout son revenu pour vivre – vers le riche qui, lui, est capable d’épargner. N’est-il pas temps de commencer à avoir un regard (très) critique vers cette dynamique de compétitivité allemande, tant admirée, mais qui s’apparente plus à une machine à créer de l’injustice et des déséquilibres ?

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